– Dr Manuel Sanchez, pouvez-vous vous présenter, vos fonctions au sein de Bichat, depuis quand exercez-vous au sein du service gériatrie ? Combien de personnes exercent dans ce service ? Combien de patients ?
Je suis patricien hospitalier universitaire dans le département de gériatrie des hôpitaux Bichat-Beaujon-Bretonneau depuis novembre 2015. Je travaille habituellement comme médecin de l’équipe mobile de Gériatrie qui intervient dans les services médico-chirurgicaux de Bichat et est rattachée à l’Unité de Gériatrie Aigue (UGA) de Bichat. Cette unité d’hospitalisation a été transformée en unité gériatrique COVID pendant la première vague de mi-mars à fin mai 2020 puis de mi-octobre 2020 à mi-mai 2021pendant la seconde vague.
L’UGA dispose de 25 lits, et est gérée en moyenne par jour par 3 aides soignants, 3 infirmiers, 3 à 4 internes, 3 médecins séniors-juniors, 1 à 2 médecins séniors, 1 secrétaire hospitalière et 1 cadre infirmier. 2 Infirmiers assurent la permanence de soins la nuit avec l’appui des médecins des urgences si nécessaire.
– Par rapport aux patients que vous suivez à quelles difficultés avez-vous été confrontés au moment des premiers signes de la crise du Covid ? Comment dans un service avec des patients déjà fragiles cela s’est-il passé ?
Les sujets âgés sont particulièrement confrontés aux formes graves de la COVID. Nous avons fait face à beaucoup de situations d’aggravation rapide, de détresses vitales avec peu de moyens actifs à proposer. Notre équipe est formée à l’accompagnement et à la prise en charge des patients atteints de pathologies terminales dont le pronostic vital est malheureusement engagé. Les soins palliatifs ont pu être assurés lorsque nécessaire. Beaucoup de patients on fort heureusement survécus et dans ce cas le but de l’hospitalisation est de limiter les dégâts de la pathologie sur leur état de santé et autonomie. Une des spécificités de la gériatrie est de travailler en équipe, de communiquer entre les différents corps soignants autour du patient. Un soutien psychologique s’est donc naturellement mis en place entre les soignants. Les relations avec les familles confinées qui ont parfois perdu des proches sans pouvoir les revoir étaient elles aussi inédites. Nous intégrons généralement les proches-aidants dans la prise en charge des patients. Les communications ne se faisaient que par téléphone au plus fort de la crise ce qui n’est pas simple dans ce contexte. Là aussi des solutions innovantes ont été proposées rapidement (comme des visio).
– Etiez-vous prêts au niveau des équipes de soignants à faire face ? En terme de moyens techniques ? De moyens humains ? Très concrètement, on l’a vu dans les premiers mois, avez-vous été confronté dans votre service à une pénurie de moyens de protection (blouses, masques, produits…) ?
Il n’y a pas vraiment eu de problématique de moyens humains lors de la première vague puisque un nombre important d’activités étaient suspendues et que les régions non touchées ont envoyé du personnels. Nous avons pu largement augmenter le nombre de personnels ce qui à faciliter la prise en charge des patients en réduisant le nombre de patient par soignants. Les soins étaient néanmoins plus lourds et les temps d’habillage-déshabillage plus long.
Pour le matériel, la pénurie s’est traduite plutôt par un rationnement des moyens de protections et les matériels de protections changeaient régulièrement au début en fonction des arrivages. Puis cela s’est stabilisé. A Bichat il n’y a pas eu de rupture complète en matériel et nous n’avons jamais eu à prendre en charge un malade sans être protégé.
– Votre service a-t-il été contraint par manque de places d’accueillir des patients qui auraient du être orientés vers d’autres services, votre service a-t-il été en manque de lits ? En situation de sur-occupation ?
Les services de médecine ne fonctionnent pas comme des services de réanimation. En réanimation l’occupation des lits est normalement toujours en dessous des 100% pour faire face aux crises. Dans notre service, les 25 lits sont remplis en permanence avec ou sans la crise COVID. Il n’y a pas eu de sur-occupation. Par contre il a fallut adapter le nombre de lit COVID et la répartition des personnels en fonction de la vague épidémique. Parfois par exemple le service a été coupé en 2 avec un secteur COVID + et un secteur COVID –
– Quel impact a eu le Covid en matière de mortalité dans votre service ?
La mortalité en gériatrie Aigue a globalement été multipliée par 3 au plus fort des vagues COVID. Cette forte mortalité est expliquée par la gravité de la COVID chez les sujets âgés très présentant déjà de nombreuses pathologies et ne pouvant pas tolérer une réanimation invasive lourde.
– Comment avez vous vécu personnellement cette période ? Quels enseignements en tirez-vous au regard de votre pratique ?
La première vague a été vécue avec le sentiment de faire face à quelque chose d’inédit mais très vite avec la perspective d’une fin puisque le confinement a été très dur. Malgré la gravité des patients et le nombre important de décès, les renforts d’effectifs et le fait de tous œuvrer dans le même but avec en plus un large soutien de la population a rendu cette première vague bizarrement beaucoup plus simple a encaisser que la deuxième. La deuxième vague c’est tout l’inverse, la maladie est connue, sa gravité, le taux d’échec. La cinétique de l’épidémie laissait présager une vague très longue qui s’est confirmée. L’activité annexe a été maintenue (activité COVID -, enseignement facultaire...) et la charge de travail a été donc plus importante. Et les renforts ont été évidemment moindre puisque toutes les régions étaient atteintes et que l’activité de l’hôpital était quasiment à son niveau habituel. Je ne suis pas sûr que cette période impacte ma pratique puisque je n’ai pas l’impression d’avoir fait autre chose que mon métier, juste face à une nouvelle maladie.
– Au regard de l’évolution des métiers au sein de l’hôpital comment se sont organisés les échanges entre l’administration et les praticiens lors de cette crise aigüe ?
Un dialogue assez continu s’est installé entre administration et praticiens. A chaque vague, une cellule de crise hebdomadaire permettait d’anticiper les nouvelles organisations des services. Evidemment plus il y a de personnel disponible et plus ce dialogue est simple. Ainsi la première vague, avec beaucoup de personnels, nous avons pu réorganiser beaucoup de pratiques (garde d’intérieure avec des médecins séniors, renforts de personnels dans les unités COVID y compris la nuit...). La deuxième vague est plus difficile de ce point de vue, quand les effectifs sont à nouveau tendus, le dialogue aboutit a moins de résultats.
– Comment s’organisaient les échanges avec les autorités ? L’Agence Régionale de Santé ? Le ministère ?
La gériatrie est organisée en filière ville hôpital depuis des années. Les équipe mobiles de gériatrie intra-hospitalières mais aussi extra-hospitalières existent déjà sur le territoire de Bichat avec un lien privilégié avec les EHPAD du secteur. L’ARS a donc demandé de maintenir et renforcer ce lien notamment avec les EHPAD lourdement touchées par la première vague. Une hot line téléphonique de conseil a été mise en place. J’ai pour ma part été mobilisé dans un EHPAD pendant 1 semaine en renfort lors de la première vague.
– Dans son ouvrage L’Hôpital, une nouvelle industrie, le langage comme symptôme, Stéphane Velut, chef de service en neurochirurgie au CHU de Tours, décrit les effets selon lui délétères de la montée en puissance au sein de l’hôpital des personnels de l’appareil administratif, des taches administratives qui incombent aux praticiens, au détriment des fonctions de soins. Partagez-vous cette analyse ? Et comment, si le diagnostic est exact, cela a-t-il un impact sur votre activité ?
Je ne suis pas tout à fait d’accord. Un hôpital est un organisme d’une taille quasiment inégalée dans la société avec des personnels soignants mais aussi tous les corps de métiers qui le font vivre. Une bonne administration avec suffisamment de personnels qualifiés est indispensable pour que l’hôpital soit le plus apte à répondre aux besoins des usagers. Le problème c’est la qualité des administratifs, beaucoup ne sont parfois que de passage pour 2-3 ans, avec des objectifs de rentabilité à court terme et des plans de carrière dans lesquels l’hôpital publique ne semble être parfois qu’un tremplin. Il est important au contraire de remettre au cœur de cette administration des personnels qualifiés et motivés par la santé publique. Il faut également réformer le cadre administratif imposé par la loi sur la tarification à l’activité qui place l’hôpital au niveau d’une simple entreprise. Que les médecins participent à des tâches administratives c’est indispensable pour garder un œil sur le fonctionnement de ce service public. Tout est question de proportion. Si nous ne réalisions pas nous même notre codage d’activité par exemple, nous n’aurions pas pu faire la grève du codage... Il est important que nous participions à ce qui rend compte de nos soins.
– Et surtout en période de crise sanitaire quels en ont été les effets ?
Encore une fois cette crise est un mauvais exemple selon moi pour mettre en évidence les dysfonctionnements de l’hôpital puisque les moyens ont été décuplés. C’est surtout le retour au fonctionnement antérieur qui est difficile à accepter. On commence enfin à voir l’épidémie reculer fortement à l’hôpital mais les problèmes de personnels persistent voir et vont s’aggraver compte tenu des difficultés de recrutement et des démissions. Il faut maintenant une réelle politique de revalorisations des métiers de l’hôpital et un budget à la hauteur.
– Pour faire face à cette crise qu’est ce qui a manqué selon vous à notre système de soins ?
Je ne pense pas qu’il ait manqué quelque chose au niveau du système de soins hospitaliers pour faire face à la COVID. On voit par contre que face à une épidémie nous ne pouvons pas faire ce que nous faisons habituellement. Cela montre que le système de soins est en permanence à flux tendu en terme de moyen financier, matériel et humain. L’organisation de la médecine de ville qui avait les capacité de mieux participer au début de l’épidémie a été très complexe initialement et cela montre encore le fossé qui sépare ville et hôpital. De même la santé publique est très peut dotée et on a vu que les mesures visant à freiner l’épidémie (en dehors du confinement strict) ont été difficiles à mettre en place... c’est très difficile de tracer-isoler quand ont a pas de personnel pour le faire. Après je n’ai pas la solution miracle, c’est un choix de société que de vouloir un système de santé surdimensionné et donc onéreux mais pouvant faire face à l’exceptionnel ou alors de ne financer que le minimum nécessaire pour les soins habituels.
– L’hôpital Bichat est censé fermer et son activité comme celle de Beaujon repositionnée au sein d’un futur hôpital construit à Saint-Ouen. On parle de la suppression de 300 lits dans cette opération alors que le manque de lits est apparu comme un élément dramatique au cours de cette crise. Qu’en est-il ? Que pensez-vous de ce projet ?
Que l’hôpital Bichat ferme est une bonne chose. Il est vétuste et ne permet pas d’assurer la qualité d’accueil que l’on est en droit d’exiger (peu de chambres seules notamment). Sa rénovation en profondeur est quasi impossible (amiante). L’hôpital Nord est donc utile en ce sens, et son implantation à Saint Ouen répond à un manque d’offre de soin dans le 93. Il aurait d’ailleurs été probablement plus simple de s’organiser face au COVID dans un hôpital répondants aux critères qualités les plus récents. Par contre la fermeture de Beaujon c’est autre chose, cet hôpital est viable et en cours de rénovation. De plus le terrain d’implantation à Saint Ouen ne permettant pas de faire 1200 lits facilement, la réduction de lit est quasi inévitable en ne considérant qu’un seul site. La crise COVID a permis d’exiger une réévaluation de la capacité à la hausse d’au moins 90 lits supplémentaires par rapport au projet initial. Nous continuons à demander une augmentation plus importante du nombre de lits. Là encore il s’agit essentiellement d’une question politique et budgétaire. Au delà de la taille du bâtiment c’est la philosophie de l’hôpital de demain qui est parfois source d’inquiétude, et nous devons rester vigilants. Si certains soins gagneront à être réorganisés en profondeur afin de limiter le recours à l’hôpital, d’autres ne pourront se faire qu’avec l’expertise et les ressources du milieu hospitalier. Il est sûr que la réduction de lits rendra encore plus difficile l’adaptation aux situations de crises pourtant récurrentes que sont les épidémies grippales et les canicules par exemple.