« C’est à Saint-Denis qu’est attestée la première arrivée de populations rromani aux portes de Paris, en août 1427, au moment de la foire du Lendit ». A l’occasion de la commémoration de "L’Insurrection gitane" du 16 mai 1944 au camp d’Auschwitz II-Birkenau, entretien avec Saimir Mile de l’association " La Voix des Rroms"

, par Michel Ribay

A l’occasion des manifestations liées à la fête de "l’Insurrection gitane" qui se déroulera samedi 18 mai, et après la projection du film "Aférim" et du documentaire « Mémoires tsiganes – l’autre génocide » dimanche 12 mai à L’Ecran, le Blog de Saint-Denis a interrogé Saimir Mile, directeur de l’association "La voix des Rroms" organisatrice de cette commémoration. Il retrace le lien historique de cette communauté avec Saint-Denis, les moments fondateurs des politiques discriminatoires pour la communauté romani, les avancées portées par l’institution européenne et le rôle de l’association qu’il anime. Entretien.

Le Blog de Saint-Denis – Vous organisez cette année, et cela depuis 2010, et régulièrement depuis 2013 à Saint-Denis, la commémoration du 16 mai 1944 dénommé « l’Insurrection gitane », comment cet événement qui s’est déroulée dans le camp d’Auschwitz II-Birkenau a-t-il été révélé ?
Saimir Mile – L’un de nos membres, par ailleurs syndicaliste, nous avait apporté un jour un numéro de la revue du parti communiste d’Allemagne de l’Ouest, consacré aux camps de concentration. Il y avait trouvé un article relatant un acte de résistance dans le « Zigeunerfamilienlager », le camp des familles tsiganes, le 16 mai 1944.
Il est vrai que l’histoire des Rroms est extrêmement mal connue, à l’exception de quelques cercles restreints d’intellectuels, et là aussi, de manière parcellaire, mais à La voix des Rroms nous sommes un certain nombre à y avoir eu accès, entre autres par l’Inalco – l’Institut national des langues et civilisations orientales –. Cependant, on découvrait là quelque chose dont on n’avait pas entendu parler auparavant. On a alors cherché d’autres sources, et on a trouvé, entre autres, un témoignage écrit du secrétaire du camp, Tadeusz Joachimowski. Déjà auparavant, La voix des Rroms sensibilisait sur la question du racisme et aussi de l’histoire très méconnue de notre peuple, y compris du génocide subi. Là, nous trouvions un événement qui nous permettait de le faire en écartant le statut, la posture de victimisation : nous nous sommes saisis de cet acte de révolte, et la nécessité de s’en souvenir, en célébrant le courage de ces héros, oubliés par l’histoire.

Pourquoi le choix de Saint-Denis ? Existe-t-il un lien particulier ?
S. M. – Beaucoup de nos activités se déroulaient, - et se déroulent toujours, - à Saint-Denis, où nous avons aussi un local, mais au-delà de cet aspect pratique, il existe un lien spirituel avec Saint-Denis. C’est ici qu’est attestée la première arrivée de populations rromani aux portes de Paris, en août 1427, au moment de la foire du Lendit. Le Journal d’un bourgeois de Paris relate leur arrivée comme pèlerins en ces termes « Et le jour de Sainct-Jehan Decolace (29 août) vint le commun, lequel on ne laissa point entrer dedens Paris, mais par justice furent logés à Chapelle Sainct-Denis ; … ».
Lorsqu’en 2010 nous préparions cette fête, l’invitation avait pour slogan « Les princes vivants vous invitent sur le parvis des rois morts ». C’était juste avant la sortie du film « Liberté » de Tony Gatlif, qui traite de l’internement des « nomades » en France pendant la guerre. L’idée lui avait tellement plu, qu’il a participé à la conception et a mis à notre disposition la chanson chantée par Catherine Ringer dans la bande sonore du film. Le public l’a donc entendue avant la sortie du film, dans la bande annonce de la première fête de l’insurrection gitane.

Le remarquable documentaire projeté dimanche 12 mai à L’Ecran « Mémoires tsiganes, l’autre génocide » retrace l’histoire des discriminations, des persécutions très anciennes subies par la communauté Rrom au fil des siècles, il révèle un pan aveugle de l’histoire, les mesures prises en 1895, celles de 1912 en France ; pouvez-vous préciser leur nature, leur impact ?
S. M. – L’antitsiganisme est un racisme européen particulier, avec des déclinaisons nationales différentes, et toujours instrumentalisé. C’est-à-dire que la figure du « tsigane », indépendamment du nom utilisé (bohémien, romanichel, tsigane, gitan, rom…) a été forgée au sein des sociétés majoritaires par les élites de celles-ci et pour leurs besoins. C’est quelque chose qui dure depuis six siècles, et c’est intimement lié à l’ignorance de notre histoire, que ce soit par nous-mêmes ou par les autres. Nous avons été systématiquement dépossédés de la possibilité de construire notre histoire, de l’écrire, de la transmettre, alors que par ailleurs, nous sommes présents en tant qu’objet dans tous les domaines de la vie humaine. Comme un objet manipulé pour les intérêts d’autrui : le fait générateur de la création du peuple rrom est une déportation d’Indiens par le sultan Mahmoud de Ghazni en 1018, comme des esclaves de guerre. L’esclavage rattrape leurs descendants trois siècles et demi plus tard dans les principautés roumanophones et la figure du « tsigane » comme l’Autre absolu, y est forgée. Elle servira à construire en creux, par opposition, - tel le négatif photographique, - le citoyen.
En 1895, la gendarmerie recense tous les nomades sur le territoire et en 1912, la Troisième République légifère d’abord sur ce qu’elle appelle « nomades », avec l’établissement d’un carnet anthropométrique obligatoire. Un contrôle systématique de cette population est mis ainsi en place au même moment où d’autres institutions affermissaient l’identité nationale française en opposition à celle-ci.
Pendant que Le Petit parisien illustré dépeint des bohémiens mangeurs d’enfants, « L’amour est enfant de Bohème » chez Carmen, et Esméralda chez Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris est la "Jeune fille bohème", " L’égyptienne ! la sorcière ! ". Cette mise à l’écart ne s’est jamais arrêtée et mute en permanence. Pendant la guerre, c’étaient les camps d’internement gérés par les préfectures et gardés par la police française, le dernier ayant fermé en juin 1946, plus d’un an après la libération. Le phénomène de l’encampement ne s’est pas estompé pour autant. Il a pris d’autres formes.

La politique d’extermination en Allemagne dont les Rroms sont victimes, leur internement en France qui se prolonge jusqu’en 1946 et les politiques de stérilisation forcée pratiquées en Suède et en Suisse jusqu’au milieu des années 1970, tout cela reste encore ignoré du grand public ? Comment expliquer cela ?
S. M. – Je veux bien répondre avec un proverbe africain : « Jusqu’à ce que le lion apprenne à écrire, chaque histoire glorifiera le chasseur ». Les personnes responsables des camps sont restées à leurs postes après la libération, pour beaucoup d’entre eux. Les Sinté en Allemagne témoignent que les mêmes agents de l’administration qui les avaient envoyés dans les camps leur demandaient des papiers après la guerre pour reconnaître leur nationalité. Certains se permettaient même à leur dire « Vous voyez, ce n’était pas si horrible que ça, puisque vous êtes là aujourd’hui ».
Le fait même que l’acte de résistance à Birkenau soit dévoilé de cette manière-là, par une association, dit quelque chose de l’intérêt porté sur nous. Bien sûr, il y a des historiens qui font des recherches, mais ils ne sont pas très nombreux et leurs travaux restent très peu diffusés.
Le documentaire que nous avons projeté « Mémoires tsiganes – l’autre génocide » est un de ces rares outils pédagogiques et de communication, mais à ma connaissance il n’a été diffusé qu’une seule fois sur Arte. Alors, nous faisons de notre mieux, mais est-ce normal que la charge de ce travail de transmission de connaissance pèse autant sur nous, c’est-à-dire des associations et de petits cinémas associatifs ? Ceci alors que les discours de haine et de division bénéficient de médias de grande diffusion ?

La communauté Rrom reste la plus grande minorité en Europe, les élections européennes approchent, la politique menée par la commission européenne, les lois votées au parlement dite des « droits fondamentaux » a-t-elle fait avancer la protection de votre communauté et comment ?
S. M. – Malgré les quelques initiatives au niveau européen, - et notamment un cadre stratégique pour l’égalité, l’inclusion et la participation des Rroms, - la protection de la dignité et des droits reste dans le domaine des Etats membres, et de plus en plus à un niveau infra-étatique. Il s’agit là de « droit mou », qui en quelque sorte est une possibilité ouverte, contrairement au « droit dur », qui est une obligation à respecter ou à mettre en œuvre. Autrement dit, rien ne peut vraiment avancer sans une volonté politique à l’échelon le plus local. Elle n’est pas toujours au rendez-vous, mais globalement, le niveau européen a eu un effet d’impulsion sur les gouvernements nationaux, qui ont adopté des stratégies nationales.

En France quel bilan tirez-vous dans la dernière décennie, la communauté rom a été pendant un moment au centre et la cible de déclarations fracassantes, stigmatisantes, celle de Nicolas Sarkozy, puis celles de Manuel Valls, quelle est la situation aujourd’hui ?
S. M. – Nous vivons tous dans le même monde et on subit certaines choses de la même manière. Il en va ainsi des changements dans la manière de faire de la politique. Sarkozy a amené dans la politique les méthodes et le langage des loubards. Valls a poursuivi un peu dans la même ligne, désireux de montrer que la gauche pouvait être aussi musclée que la droite. Tout ceci à une époque où les frontières politiques s’effaçaient, dans un glissement incessant de terrain vers la droite où l’extrême droite est devenue le point de repère.
Paradoxalement, nous pouvons être reconnaissants à Sarkozy. En adoptant une posture martiale contre les Rroms et les gens du voyage, il a suscité une réaction assez forte chez la Commissaire européenne à la Justice Viviane Reding, et un clash entre Paris et Bruxelles. C’est pour mettre fin à cela que le président de la Commission de l’époque a pris les choses en main et il est sorti de ces négociations le premier cadre stratégique pour l’intégration des Rroms. L’opposition à la politique de Nicolas Sarkozy, comme à celle de Roberto Maroni [fondateur, avec Umberto Bossi, de la Ligue du Nord et ministre de l’intérieur. NDLR ] en Italie juste avant, venait de beaucoup d’acteurs de la société civile et même de partis alors en opposition, comme le Parti socialiste français. Or, une fois au pouvoir, le même PS a repris le langage de Brice Hortefeux en adoptant une circulaire interministérielle encadrant les opérations d’expulsion et « d’évacuation des campements illicites ». C’est une étape du processus de « normalisation » des politiques répressives, avec un vocabulaire édulcoré. Actuellement, nous ne sommes plus sous les projecteurs, - chaque cible a sa période où elle est mise en avant, - mais en gros, la marmite est toujours sur le feu, à feu constant.

Pouvez-vous nous dire quelles sont concrètement les actions menées par La voix des Rroms dont vous êtes le directeur, votre raison d’exister ? Les perspectives à venir ?
S. M. – Notre principale action est le soutien des Rroms pour la défense de leurs droits, avec le projet du « Mouvement du 16 mai », qui est un dispositif de lutte contre les discriminations et pour l’égalité. Nous offrons accompagnement, conseil et assistance aux personnes dans le besoin, de la médiation avec des services, etc.
Nous menons aussi un travail d’éducation populaire avec des enfants rroms vivant dans la précarité et proposons des formations sur l’antitsiganisme à des professionnels ou bénévoles qui travaillent avec un public rrom. Enfin, « La voix des Rroms » travaillent avec des jeunes sur la question de la mémoire et de la résistance, notamment avec un voyage organisé annuellement en Pologne où ils participent à des ateliers et visites dans les camps de concentration.
Dans l’avenir, nous comptons développer un peu plus les actions en direction de la jeunesse et maintenir la lutte contre l’antitsiganisme dans les priorités des acteurs associatifs et institutionnels.

PS : Une exposition liée à la manifestation "L’Insurrection gitane "est en cours à la Bourse du travail de Saint-Denis.