« Cette récompense, il faut se dire qu’elle est pour nous, mais qu’elle est aussi pour les gens de Saint-Denis, et pour les quartiers populaires », rencontre avec Meriem Zoghlami, de la Cie Terraquée

, par Alix

La compagnie Terraquée mène un travail de terrain autour de la culture mathématique qui lui a valu de remporter le prestigieux prix d’Alembert cette année. Interview-fleuve avec Meriem Zoghlami, co-fondatrice (avec François Perrin) de la compagnie, en plein coeur du Festival Maths en Ville.

 

Blog de Saint-Denis : Il paraît que vous avez gagné le prix d’Alembert en mai dernier ! Est-ce que vous pourriez expliquer ce que c’est aux néophytes ?
Meriem Zoghlami : C’est un prix décerné par la prestigieuse Société Mathématique de France. Pour info, cette société savante réunit les mathématiciens de France depuis 1872. Quelqu’un qui connaissait notre travail nous a dit : "vous n’avez pas encore candidaté au prix d’Alembert ? Mais vous êtes fous !" Partant de ce conseil judicieux, nous avons monté un petit dossier… et nous l’avons eu !

BDS : J’imagine que vous avez dû être fiers de vous…
M. Z : C’est le cas de le dire ! Le prix d’Alembert prime tout ce que nous avons fait depuis 11 ans en matière de diffusion de la culture mathématique. Le jury a particulièrement salué l’attention que nous avons pour les questions culturelles et sociales, et il a salué le travail de terrain que nous menons auprès de publics très différents. Il s’agit aussi bien des spectacles que l’on monte, que du travail de médiation que l’on mène, en passant par des formations que l’on donne. Sans oublier le festival Maths en Ville, évidemment !
Cette récompense, il faut se dire qu’elle est pour nous, mais qu’elle est aussi pour les gens de Saint-Denis, et pour les quartiers populaires, au sens large. On devrait tous se saisir de ces questions scientifiques, d’autant plus que ce sont des territoires où il y a le plus de jeunes. A Saint-Denis, je vois que les habitants sont fiers et heureux pour ce prix, comme si c’était aussi un peu le leur. Et ils ont raison, parce qu’ils nous ont toujours beaucoup encouragés. Ils nous ont vu grandir en tant qu’association locale.

BDS : Quel est l’enjeu aujourd’hui de répandre cette culture scientifique qui vous tient tant à coeur ?
M. Z : Le manque de culture mathématique est un problème qui n’est pas toujours identifié comme tel. C’est le COVID qui a révélé que la culture scientifique était manquante dans le quotidien des Français. La pandémie sanitaire est venue avec toute une vague de fake news et de théories du complot. On fait face aujourd’hui à beaucoup d’informations qu’il faut savoir comprendre et analyser, sans se laisser emporter par des biais cognitifs ou des effets de loupe. Les réseaux sociaux nous incitent à rester dans des boucles, et à ne communiquer qu’avec des gens qui ont la même opinion que nous. C’est un peu compliqué de formuler des réflexions rationnelles dans un tel contexte ! Je crois que les pouvoirs publics sont en train d’en prendre doucement conscience, même si on manque de grandes directives qui nous viendraient d’en haut. Des choses bougent cependant du côté des Universités, avec des initiatives comme SAPS (Sciences Avec et Pour la Société).

BDS : Le travail de terrain toute l’année. A quoi ça ressemble une semaine chez Terraquée ?
M. Z : Ça dépend beaucoup de la période de l’année. Une semaine de Maths en Ville, ça n’a rien à voir avec une semaine de mars, autour du Pi Day, comme tu sais !

BDS : Eh bien non, je ne sais pas ! Tu peux nous en dire plus ?
M. Z : C’est le 14 mars, ou le 3/14(NDLR Pi est un nombre irrationnel dont la valeur approximative est de 3,14159…), si tu présentes la date comme les anglo-saxons. Autour de cette date, nous participons à la semaine des mathématiques dans les établissements scolaires notamment. Chez nous, elle déborde et dure un mois et demi. En mars et avril chez la compagnie Terraquée, on joue tous les jours, dans des établissements différents. 

BDS : C’est la partie compagnie de théâtre de votre asso, si je puis dire…
M. Z : Oui, même si les frontières sont poreuses entre les activités. Par exemple, les spectacles sont souvent accompagnés d’ateliers. C’est très important et très efficace en terme d’éducation populaire. Les spectacles en eux-mêmes permettent aux spectateurs de faire fonctionner leur esprit et d’être mieux prédisposés à construire des questionnements mathématiques. Quand on ajoute à cela des ateliers pratiques, on parachève cet apprentissage, on le fait entrer dans les mémoires. Par exemple, le spectacle Il est rond, mon ballon ? est associé à des ateliers que l’on mène sur les polyèdres, afin d’explorer les formes géométriques. 

BDS : Quoi de neuf en ce moment, niveau spectacle vivant ?  
M. Z : Justement, Terraquée vient de sortir une nouvelle création, que nous avons jouée une première fois devant un public de troisièmes, à la Maison du Peuple de Pierrefitte en sortie de résidence, et pour laquelle nous avons eu une première date achetée dans le cadre des journées du Matrimoine de Saint-Denis. Son nom : Nightingale, la dame à la crête de coq.

BDS : La dame quoi ?
M. Z : On l’appelle aussi la "dame à la lampe", il s’agit de Florence Nightingale. Elle est connue pour avoir professionnalisé l’activité d’infirmière qu’elle a pratiqué par charité, au moment de la guerre de Crimée (1854-6). Elle est aussi connue dans le monde des mathématiques pour avoir sauvé des vies grâce aux statistiques. D’ailleurs c’est pour cela que son deuxième surnom est ‘’la statisticienne passionnée’’. Le problème qu’elle avait révélé c’est que les gens mourraient beaucoup plus de maladies à l’arrière que des blessures causées au front, et que cela pouvait être lié aux conditions d’accueil dans les hôpitaux. Maintenant, cela paraît évident qu’il faut changer les draps d’un malade à l’autre, mais en l’absence de la théorie microbienne (NDLR : qui devait arriver autour de 1870 grâce à Louis Pasteur), il fallait trouver d’autres moyens d’analyser la situation, et de démontrer que si on faisait telle action, on évitait un certain nombre de morts.
Florence Nightingale a non seulement fait un travail de statisticienne titanesque, mais elle a aussi créé une manière de divulguer des données chiffrées parlante pour le commun des mortels. Au lieu de faire un grand tableau plein de chiffres incompréhensibles, elle a essayé de rendre cela plus attrayant. Elle a donc créé un schéma avec des couleurs qui est tout de suite lisible et qu’on appelle encore aujourd’hui le schéma en crête de coq !

BDS : D’où le nom de votre spectacle… Un beau travail de mise en valeur du rôle des femmes dans les mathématiques. Et finalement, la vocation de cette dame à la crête de coq fait directement écho à cette idée que vous défendez, de mettre les maths à la portée de tous et toutes.  
M. Z : Nous sommes partout, tout le temps, dans les écoles, dans les médiathèques. Dans tous les quartiers, nous essayons de tisser des liens pérennes avec des associations, avec des centres sociaux, avec tous les partenaires avec qui il nous est possible de travailler. Par exemple, nous venons de faire plusieurs sessions d’Il est rond mon ballon pour l’Ecole Municipale des Sports qui dépend de la Ville de Saint-Denis.
D’ailleurs, il faut savoir que nous ne travaillons pas qu’avec Saint-Denis, mais bien au-delà ! Nous intervenons par exemple dans le cadre de plusieurs Cités Educatives : celle de Saint-Denis, mais aussi celle de Grigny, Epinay, Pantin, La Courneuve, Aubervilliers, Lille, Pierrefitte.

BDS : Est-ce que tu peux nous rappeler ce que cela signifie que d’être dans une Cité Educative ?
M. Z : Cela veut dire que nous travaillons dans les écoles, les collèges et les lycées de toutes ces villes que je viens de citer. C’est très varié d’une ville à l’autre parce que ça dépend des personnes qui pilotent localement. Les orientations de chaque cité éducatives résultent en effet d’une collaboration entre l’Etat, l’Education Nationale et la Ville qui fixent des orientations spécifiques à chaque Cité Educative. Il y en a qui vont orienter les actions sur les maternelles, parce qu’un besoin a été ciblé à cet endroit là. D’autres villes vont nous demander d’intervenir en lycée professionnel. La Cité Educative de Saint-Denis a été une très bonne nouvelle pour nous, parce que c’est ce qui nous a permis de travailler avec les écoles élémentaires, où la demande est très forte. Sans cela, nous n’aurions pas eu le budget pour le faire. 

BDS : On ne peut pas conclure cet entretien sans parler d’un événement qui fait vibrer les rues de Saint-Denis pendant la fête de la science. J’ai nommé  : Maths en Ville !
M. Z : Chaque année c’est un rendez-vous avec le public. Et il nous attend ! Créer une habitude autour d’un festival mathématique, c’était pas gagné d’avance, mais nous y sommes arrivés. Il y a le public régulier… et il y aussi toujours de nouvelles personnes qui tombent sur nous par hasard, et c’est très important pour nous. Le festival est fait pour cela aussi. Je dirais même que Maths en Ville s’adresse en priorité aux gens qui n’ont pas décidé de venir à un festival autour des maths !

BDS : Quelques mots sur la programmation ?
M. Z : Il y a toujours "les maths sont dans la place ». Nous nous sommes retrouvés le 5 octobre au pied de la basilique. L’an dernier ce n’était pas possible parce qu’il y avait le Rugby. C’est une bonne nouvelle de retrouver cette place, si symbolique pour nous. On voit bien que tout ce qui a besoin de visibilité se fait là. Le fait d’être au pied de la Basilique signe qu’on accorde de l’importance à la question de la culture scientifique. 

Pour les scolaires, nous irons jouer à Paris 8 et Paris 13 : Il y aura Nightingale, la dame à la crête de coq, Les Indécis, Il est rond, mon ballon ?, et un tout nouveau projet, le vélo des sciences, une commande de l’Université Sorbonne Paris Nord. Nous sommes très heureux de ces partenariats avec les universités du territoire. Que les professeurs de collège et de lycée n’hésitent pas à nous contacter, on fera le lien pour que leurs élèvent aillent voir nos spectacles à l’université.
 
A la librairie, le 10 octobre, un événement autour de Matheuses, un livre écrit par une chercheuse en mathématiques , une sociologue, et une médiatrice scientifique par le dessin. Toujours sur les femmes et les sciences, nous allons présenter une exposition à la médiathèque du centre-ville : Mathématiques, informatiques avec ...elles, en partenariat avec l’association Femmes et Maths.

C’est très important pour nous de réunir toutes ces personnes, parce qu’elles ont fait tout un travail sur le rapport des filles aux mathématiques et sur la difficulté qu’il y avait pour les filles de faire des maths. Il faut que ça change ! 

Le 13 octobre, la clôture du festival sera fera au théâtre les 3T, nous invitions une troupe strasbourgeoise, les Arts Pitres, qui va jouer son spectacle Zéro l’histoire d’un nul ! Un spectacle à voir en famille à 16h, l’activité idéale pour un dimanche après midi ! 

Il y aura plein d’autres choses dans le programme de cette année, que je vous laisse découvrir sur le site du festival www.mathsenville.com 

Merci de nous avoir consacré ce moment !