« Pourquoi étais-je toujours en retard à la conférence, moi qui ne le suis presque jamais ? Il y avait une sorte de brioche devant Cabu, Wolinski dessinait sur son carnet tout en regardant d’un air amusé tel ou tel intervenant. En général, il dessinait plutôt une femme, plutôt nue, aux rondeurs plutôt minces, et il lui faisait dire quelque chose de drôle, d’inattendu, d’absurde, qui lui avait été inspiré par ce que venait de dire quelqu’un qui, drôle, l’était moins. C’est pourquoi j’aimais être assis à côté de lui. Je regardais son talent transformer la réalité en direct, la déformer pour la rendre non pas plus acceptable, mais plus intelligente, plus fantaisiste et plus burlesque : pour en faire quelque chose de propre à entrer dans la vie dessinée de Wolinski. Ce matin-là, il n’y avait pas de place à côté de lui.
Fabrice Nicolino n’avait pas encore entamé l’une de ses tirades nerveuses et mélancoliques contre la destruction écologique de monde. Fabrice avait besoin d’être indigné pour ne pas être désespéré, mais il était quand même désespéré – un bon vivant désespéré. La voix de crécelle tonitruante d’Elsa Cayat a retenti, suivie d’un immense rire sauvage, un rire de sorcière libertaire. J’aimais beaucoup Elsa : toujours elle semblait rire de Macbeth, des larbins qui l’entourent et de sa criminelle aliénation. Tignous dessinait peut-être. Il dessinait parfois pendant la conférence, toujours quand elle était finie. J’aimais le regarder travailler : un vieil enfant trapu et concentré, appliqué, lent, les épaules lourdes, un artisan. Souvent, il apportait de la brioche, mais ce n’était pas celle qui se trouvait ce matin-là devant Cabu. Assis derrière, Laurent Léger, dont la longue silhouette et le sourire discret masquaient le souci d’une nouvelle croisade contre un abus de pouvoir ou une pratique de corruption, Franck Brinsolaro, le garde du corps de Charb, semblait écouter vaguement les mots et les tirades, et je me suis demandé une fois de plus, en observant son visage, ce qu’il pouvait penser de toutes les conneries qui voltigeaient autour de la table, puisque nous étions là pour ça : dire des conneries. Dire tout ce qui passait par la tête, nous engueuler et nous amuser sans souci de bienséance ou de compétence, sans être raisonnables ni « sachants », et encore moins sachems. Le dire pour nous réveiller.
J’insiste, lecteur : ce matin-là comme les autres, l’humour, l’apostrophe et une forme théâtrale d’indignation étaient les juges et les éclaireurs, les bons et les mauvais génies, dans une tradition bien française qui valait ce qu’elle valait, mais dont la suite allait montrer que l’essentiel du monde lui était étranger ».
Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard, 2018. Chapitre 3, La conférence, pages 50-51.
Le 7 janvier 2015, dans l’immeuble et les locaux de Charlie Hebdo sont assassinés Frédéric Boisseau, un responsable de la maintenance du bâtiment, les cinq dessinateurs Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, la psychanalyste et chroniqueuse Elsa Cayat, l’économiste Bernard Maris, le correcteur Mustapha Ourrad, le policier Franck Brinsolaro chargé de la protection de Charb et Michel Renaud, cofondateur du festival "Rendez-vous du carnet de voyage", invité à assister à la conférence de rédaction.
Parmi les blessés les journalistes Philippe Lançon et Fabrice Nicolino, le webmestre du journal Simon Fieschi, le dessinateur et directeur de la rédaction Riss, un second employé de la société de nettoyage présent dans le hall d’entrée.
Plus de quatre mois après la tuerie, le 8 mai 2015, Simon Fieschi, Philippe Lançon et Fabrice Nicolino étaient encore hospitalisés. Simon Fieschi est décédé le 17 octobre 2024.
Un gardien de la paix, Ahmed Merabet, est assassiné sur le boulevard Richard-Lenoir.
Le 8 janvier 2015, Clarissa Jean-Philippe, policière municipale stagiaire, est assassinée à Montrouge.
Le 9 janvier 2015, sont assassinés par Amedy Coulibaly dans le magasin Hyper Cacher de la porte de Vincennes, Yohan Cohen, 20 ans, Philippe Braham, 45 ans, François-Michel Saada, 63 ans, et Yoav Hattab, 21 ans.