On n’a pas souvent l’occasion à quelques centaines de mètres de chez soi, que l’on habite Sémard, Fabien, la Saussaie ou Franc-Moisin de voir, revoir, découvrir, prendre plaisir – pour quelques euros ou gratuitement le dimanche 4 juin – aux œuvres de Picasso. Son œuvre est immense. Gigantesque même. Hors norme. Hénaurme. Certains n’ont pas hésité, à l’image de Philippe Sollers – disparu ces derniers jours –, dans les pas d’André Breton, à parler du siècle de Picasso.
Les « Demoiselles » du bordel
Quelques peintures, des dessins – des portraits d’Eluard qu’ils soient de facture classique pour l’un ou ponctués graduellement de lignes de forces géométriques tendant à l’abstraction dans une suite de 16 dessins –, un collage – profil d’un Buste de Femme une étude – une encre, – pour L’homme au mouton– suffisent pour rappeler le génie plastique, l’immense culture visuelle, à cheval entre deux siècles, de Pablo Ruiz Picasso. Peu de choses donc au musée Paul Eluard à l’occasion de cette exposition mais suffisante pour dire beaucoup de l’ogre-peintre aux 50 000 œuvres. 1 885 tableaux, 1 228 sculptures, 2 880 céramiques, 7 089 dessins, 342 tapisseries, 150 carnets de croquis et 30 000 estampes.
Peu d’œuvres au regard de ces chiffres mais suffisantes pour témoigner de la variété du talent de Picasso.
Sa « Tête de femme », datée du 30 novembre 1939, rassemble lignes de forces, aspérités géométriques, rondeurs mammaires, distorsions et diffractions faciales propres à l’auteur en 1907 des Demoiselles d’Avignon.
Des Demoiselles que Georges Braque et Guillaume Apollinaire percevront comme un acte de « terrorisme » artistique. André Breton dira toute son admiration : […] Tout en accordant, d’une façon générale, la prééminence aux recherches poétiques quand il s’agit de déterminer les directions d’une époque, je ne puis m’empêcher de voir dans « les Demoiselles d’Avignon » l’événement capital du début du xxe siècle. Voilà le tableau qu’on promènerait, comme autrefois la Vierge de Cimabue, à travers les rues de notre capitale, si le scepticisme ne l’emportait pas sur les grandes vertus particulières par lesquelles notre temps accepte d’être, malgré tout. Il me paraît impossible d’en parler autrement que d’une façon mystique. La question de la beauté ne se pose que bien après, et encore ne sied‑il de la soulever qu’avec prudence. « Les Demoiselles d’Avignon » défient l’analyse et les lois de leur vaste composition ne sont aucunement formulables. Pour moi c’est un symbole pur, comme le taureau chaldéen, une projection intense de cet idéal moderne que nous n’arrivons à saisir que par bribes. Mystiquement parlant, toujours, avec lui adieu tous les tableaux passés ! […] »
Pourquoi s’attarder sur ce tableau qui n’est pas présent dans l’exposition ? Parce qu’il est la figure inaugurale de l’œuvre de Picasso – l’irruption du nouveau – que ses formes et cette palette de tons et de couleurs traversera les années, – on les retrouve dans cette "Tête de femme" de 1939 – et assurément parce que Picasso a d’abord, surtout et avant tout et jusqu’au bout dessiné, peint, croqué des femmes. Le sujet ressurgit aujourd’hui sous la forme de discordes et de dénonciations de l’attitude de Picasso à leurs égards.
Le titre du tableau de 1907, Les Demoiselles d’Avignon prit le pas sur l’appellation initiale : El Burdel de Aviñón. Le Bordel… On est en 1907, des bordels il y en a partout mais chut. Les thèmes érotiques d’une facture classique sont déjà bien présents chez Picasso dès le début du siècle.
Guernica, cris et silence
Des femmes. Elles sont omniprésentes dans cette exposition. Sujets et – objets de représentation ? – Dora Maar, Nusch, la femme d’Eluard.
Femme créatrice, photographe comme Dora Maar ou prises en photos. Compagne ou "muse". Compagne et "muse", le terme est bien sujet à caution ou Femme satyre comme dans le Grand Air mêlant poème d’Eluard et dessins de Picasso. Femmes créatrices d’abord comme Dora Maar ou Nusch dont une série de collages a été initialement attribués à Paul Eluard et répertoriés sur ce site exceptionnel par la richesse du fonds documentaire consacré aux travaux de centaines d’artistes.
Femme témoin, Dora Maar rend compte de la genèse de Guernica, des étapes successives de la création de cette immense toile. On regrette que rien n’est dit de la réception de cette œuvre majeure. Elle a depuis fait son chemin, force patrimoine mais elle ne s’imposa pas d’emblée. Après une certaine indifférence en 1937 lors de son exposition au Pavillon espagnol de l’Exposition universelle, ce n’est qu’après 1945 que le tableau est lu comme un sinon le chef-d’œuvre de Picasso qui préfigurait la « Totaler Krieg » à venir.
L’œil de Dora Maar, de Picasso et d’Eluard
Dora Maar saisit Nusch, en trois clichés successifs, émergeant à Antibes en 1937, des flots de la Méditerranée. Elle réalise un magnifique portrait d’Eluard et Nush, pris à Mougins en 1937, tous deux enlacés, unis, baignés de rais de lumières et d’ombres.
Un écho visuel peut-être à une photo prise en 1936 d’une femme baignant dans le miroitement des eaux d’une piscine, où à celle d’un portrait de Nusch de 1932, une toile d’araignée, telle une dentelle, recouvrant son visage. Dora Maar fait en 1935 un étonnant portrait de Picasso, un négatif brossé d’où ne subsiste du regard adressé à l’objectif qu’un œil de Picasso.
Paul Eluard aussi avait l’œil. Le contenu des œuvres qu’il a rassemblé et qu’il vend en 1938 à Roland Penrose impressionne. Picasso, Miro, Picabia, Klee, Magritte, Arp, Bellmer, Dali, Brauner, Chirico, Ernst, Giacometti, … Toute l’avant-garde est réunie et côtoie des œuvres d’art premier issues majoritairement des îles de l’Océan Pacifique.
Les années passent et Picasso demeure trangressif. Les Demoiselles d’Avignon de 1907. Guernica en 1937. Le Salon d’automne est inauguré le 6 octobre 1944, Paris a été libéré il y quelque mois. Picasso choque encore. La presse, issue de la Résistance, évoque la beauté mais « dégradée », les « déformations systématiques », « des femmes déformées qui n’auraient pas d’âme ».
On peut voir ici l’intégralité d’un documentaire « Un été à la Garoupe » de François Lévy-Kuentz, de 2019 sur les liens unissant Pablo Picasso, Paul Eluard, Dora Maar, Nusch Eluard, Lee Miller, Roland Penrose, Man Ray.
Un portrait de Staline irrévérencieux
9 ans plus tard, un scandale éclate encore. Février 1953, Staline meurt. Aragon commande un dessin à Picasso. S’inspirant d’une photo de 1903, son portrait de Staline, publié dans les « Lettres françaises » et « L’Humanité », est jugé irrévérencieux.
Le Parti communiste impose ses vues à Aragon.
« Le Secrétariat du Parti communiste français désapprouve catégoriquement la publication dans Les Lettres françaises du 12 mars du portrait du grand Staline par le camarade Picasso. Sans mettre en doute les sentiments du grand artiste Picasso dont chacun connaît l’attachement à la classe ouvrière, le Secrétariat du Parti communiste français regrette que le camarade Aragon, membre du Comité central et directeur des Lettres françaises, qui, par ailleurs, lutte courageusement pour le développement de l’art réaliste, ait permis cette publication. Le Secrétariat du Parti communiste français remercie et félicite les nombreux camarades qui ont immédiatement fait connaître au Comité central leur désapprobation. Une copie des lettres reçues sera immédiatement adressée aux camarades Aragon et Picasso. Le Secrétariat du Parti communiste français demande au camarade Aragon d’assurer la publication des passages essentiels de ces lettres qui apporteront une contribution à une critique positive. »
« L’art réaliste ». Le stalinisme et son culte de la personnalité est à cette moment à son acmé.
Dès 1938, en réaction à l’injonction d’un « art réaliste », André Breton et Diego Riviera dans un manifeste-tract "Pour un art révolutionnaire indépendant", publié à Mexico, désigne le seul chemin possible pour la création :
« Il est plus que jamais de circonstance de brandir cette déclaration contre ceux qui prétendent assujettir l’activité intellectuelle à des fins extérieures à elle-même et, au mépris de toutes les déterminations historiques qui lui sont propres, régenter, en fonction de prétendues raisons d’Etat, les thèmes de l’art. […] En matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière. A ceux qui nous presseraient, que ce soit pour aujourd’hui ou pour demain, de consentir à ce que l’art soit soumis à une discipline que nous tenons pour radicalement incompatible avec ses moyens, nous opposons un refus sans appel et notre volonté délibérée de nous en tenir à la formule : toute licence en art. »
Les cris d’orfraie récurrents des milieux d’extrême-droite contre des créations artistiques, la dernière tentative d’interdiction et de vandalisme perpétrés par un ex-élu du Front National à l’encontre d’une œuvre de Miriam Cahn au Palais de Tokyo démontre toute l’actualité de ce manifeste.
Amitiés et ruptures sans retour
André Breton, anti-stalinien de la première heure, ami de Trotsky, commentera ainsi l’affaire du portrait de Staline par Picasso dans Paris-Presse-L’intransigeant le 22 mars 1953 : « Je suis de ceux auxquels la découverte du "Staline" de Picasso, en première page des "Lettres françaises", le jour de la mi-carême, a fait passer un bon moment. Ce portrait, il y a quelques quinze ans qu’on l’attendait, qu’on savait qu’il ne lui en serait pas fait grâce : toute la question était de savoir comment il s’en tirerait. Eh bien voilà ! Il est vrai que l’intention reste ambigüe : s’il avait voulu "se foutre du monde" — au moins de ceux qui le lui demandaient — je doute qu’il eût pu faire mieux. […] et conclue par ces mots : « Chacun sait que l’œuvre de Picasso de ses origines à ce jour est la négation effrénée du prétendu réalisme socialiste. Le scandale du "portrait" n’a d’autre intérêt que de faire éclater à tous les yeux l’incompatibilité de l’art avec les consignes de la brigade policière qui a la prétention de régir. »
André Breton et Paul Eluard qui se connaissent depuis 1919 et ont vécu eux aussi une « sublime amitié » s’éloignent l’un de l’autre en 1936. Frictions personnelles redoublées de désaccords profonds quant à leurs engagements respectifs. En octobre 1936 André Breton écrit à Paul Eluard : « J’ai lu avec stupeur ton nom en bas d’un texte où les intellectuels groupés autour de la Maison de la Culture ‟expriment leur gratitude à l’URSS” (leur gratitude !) qui a ‟sauvegardé les principes indestructibles” (sic) de la justice, de la dignité. Le procès de Moscou est en effet un modèle du genre ! Je ne me console pas de l’idée que tu penses cela, d’accord avec Aragon, Baby, Sadoul, Unik, Desnos et autres ».
Quatorze ans plus tard, André Breton dans une lettre ouverte à Paul Eluard publié le 13 juin 1950 dans Combat, l’interpelle à nouveau au sujet d’un ami commun, le journaliste, écrivain, philosophe et militant politique tchécoslovaque Záviš Kalandra, ex-déporté des camps de Ravensbrück et Sachsenhausen, qui victime d’un procès de Moscou à Prague, s’accuse avec sarcasme et ironie de crimes qu’il n’a pas commis.
« Comment, en ton for intérieur, peux-tu supporter pareille dégradation de l’homme en la personne de celui qui se montra ton ami ? » écrit Breton. Le 19 juin, Eluard lui répond dans le journal communiste Action : « J’ai trop à faire avec les innocents qui clament leur innocence, pour m’occuper des coupables qui clament leur culpabilité ». Kalandra fut exécuté par pendaison le 27 juin.
Paul Eluard avait pris sa part au culte de la personnalité avec son Ode à Staline publiée en 1950. Aragon chanta son Guépéou dès 1931.
Ode à Staline
Staline dans le coeur des hommes
Sous sa forme mortelle avec des cheveux gris
Brûlant d’un feu sanguin dans la vigne des hommes
Staline récompense les meilleurs des hommes
Et rend à leurs travaux la vertu du plaisir
Car travailler pour vivre est agir sur la vie
Car la vie et les hommes ont élu Staline
Pour figurer sur terre leurs espoirs sans bornes.
Et Staline pour nous est présent pour demain
Et Staline dissipe aujourd’hui le malheur
La confiance est le fruit de son cerveau d’amour
[…]
Il faudra encore attendre 3 ans et le XXème congrès de 1956 pour que le régime de terreur se lézarde. C’est l’année où Picasso quitte le parti communiste après l’intervention et l’écrasement de l’insurrection hongroise.
L’Histoire, la politique, l’amitié
Toute la première moitié du XXème siècle fut un immense champ de bataille, un désastre où s’entrecroisaient amitiés et créations, amours et divorces politiques. L’eau tiède n’y avait pas sa place. La violence symbolique qui s’exerçait dans le champ littéraire n’a plus cours aujourd’hui et l’invective politique, le vituperatio n’est plus de mise. Hier, Aragon invitait son prochain à gifler un mort, aujourd’hui on se donne du « chers collègues ».
Aujourd’hui, on ne supporterait pas non plus à juste titre l’homophobie d’Eluard exprimée à l’égard de Cocteau. Picasso avait-il un comportement toxique avec les femmes, saugrenue hier la question est posée aujourd’hui.
Ses dernières toiles, qui témoignent de la permanence du désir du vieil homme, n’échappèrent pas non plus au scandale. De 85 ans jusqu’à sa mort à 92 ans, Picasso peignit encore plus de 100 tableaux.
Aujourd’hui, demain, on ne se lassera pas d’écouter l’anarchiste Léo Ferré ou plus récemment Feu ! Chatterton chanter l’immense talent d’Aragon. Lire Eluard, admirer Picasso ou les audaces visuelles de Dora Maar n’effacent pas les odes à Staline et au Guépéou.
Restent en surplomb des désastres, la beauté, l’enchantement, le mystère des amitiés fécondes. C’est au Musée Paul Eluard, rue Gabriel Péri, jusqu’au 10 juillet.
PS : Le catalogue est de grande qualité mais son prix reste pour beaucoup prohibitif (39 euros).
On lira avec attention et amusement l’arrêté municipal datant de 1981 établissant le règlement intérieur du Musée affiché dans le sas d’entrée. Son contenu s’accorde avec le hall et le guichet vitré du siècle dernier.
L’alinéa 4 de l’article 5 précise qu’il est interdit d’introduire dans l’établissement… des œuvres d’art et objets d’antiquité !
Article 6 précise que : Les chaussures à talons aiguilles, fers ou clous doivent être munis d’une protection. Cette disposition ne s’applique pas aux appareils orthopédiques.
L’article 12 indique qu’outre les sommes d’argent et les titres, ne doivent pas être déposés au vestiaire les manteaux de fourrure.
L’alinéa 3 de l’article 18 interdit d’examiner les œuvres à la loupe.
Les surréalistes jubilent à sa lecture. Surtout qu’on n’y touche pas !