Rassemblement le 6 septembre à 18H, mairie de Saint-Denis. Réfugiées à l’hôpital Delafontaine. Venues du Mali, de la Côte d’Ivoire, d’Algérie, du Congo ou d’autres pays, des femmes, pour beaucoup d’entre-elles avec leurs enfants sont à la rue. Le plus souvent après avoir risqué leurs vies.

, par Michel Ribay

C’est dans un square du centre de Saint-Denis, à la recherche d’ombre, de fraicheur et d’un peu de sérénité, que près de 25 femmes et leurs enfants viennent se réfugier en ce mois d’août. Précédant sa fermeture, comme chaque jour, elles rejoignent un lieu où elles se sentiront en sécurité. C’est à côté de l’entrée des urgences de l’hôpital Delafontaine qu’elles vont passer la nuit, une de plus. Sur de simples cartons posés au sol. C’est là que Safiatou venant de Côte d’Ivoire, une famille originaire du Congo ou une femme algérienne enceinte accompagnée de ses deux enfants se retrouvent, avec d’autres, chaque soir depuis plusieurs mois.

Pour certaines d’entre elles cela dure depuis la fin de la trêve hivernale. Des femmes pour la plupart seules ou avec des enfants, le plus souvent âgés de quelques années. Quelques unes allaitent leur bébé, d’autres enceintes vont devoir faire face dans quelques semaines à des difficultés accrues.
Isolées, ne parlant pas forcément la même langue, ne comprenant pas toutes le français c’est le mouvement de soutien de personnel de l’hôpital qui leur a permis d’une certaine manière de faire collectif.

Jeudi 8 août, 21h30. Hôpital Delafontaine. Auprès de l’entrée des urgences, des femmes maliennes et ivoiriennes, une famille qui vient du Congo est un peu à l’écart. Cette dernière parle français comme une femme algérienne, enceinte et accompagnée de ses deux enfants. Un petite dizaine d’enfants de 3 à 5 ans jouent un peu plus loin. D’autres restent auprès de leur mère. Les discussions vont bon train. La nuit commence à tomber. On se donne rendez-vous le lendemain.

Vendredi 9 août, 15h. Le collectif de femmes se retrouve dans un square du centre-ville où toutes se sont posées dans l’herbe, a proximité du seul banc qu’occupent 4 femmes du groupe. C’est une réunion qui les a poussées à se mettre un peu à l’écart d’autres femmes, d’enfants, d’hommes seuls ou en petits groupes qui sont venus profiter eux-aussi de la fraîcheur du square.

Emerge de ce collectif Safiatou, sans être une porte parole précise-telle. Rencontrée la veille, maitrisant le français elle fait office de traductrice et rapporte en bambara les propos des uns ou les questions des autres quand je les interroge. En bambara car si beaucoup de ces femmes sont maliennes la majorité sont ivoiriennes et une partie d’entre elles comprennent le bambara.

La réunion débute. Animée par une soignante de l’hôpital qui les soutient depuis le début. Il s’agit de faire le point sur la situation. Qui a réussi à obtenir un hébergement du 115, qui est toujours à la rue ? Qui était hébergé et qui ne l’est plus. La situation varie presque chaque jour.

Le groupe est soudé mais Safiatou exprime avec d’autres sa déception teintée d’un peu de colère de ne pas voir cet après-midi celles qui ont trouvé un hébergement. Elle même, comme une autre femme, est depuis peu hébergée mais elles veulent par leur présence marquer leur volonté de rester groupée et manifester leur soutien à celles qui n’ont encore rien trouvé.

L’arrivée d’un membre de Médecins du Monde est attendue. Médecins du monde qui a contribué aux domiciliations de ces femmes. Comment avancer ? Comment parvenir à un hébergement pour toutes ? Presque chacune témoigne de ses tentatives. Les réponses du 115 sont aléatoires, positives ou négatives, c’est selon les jours. Il faut déjà parvenir à joindre la plateforme.
Aucune priorité ne semble prise en compte, que l’on soit avec ou sans enfant. Enceinte ou pas. Le plus souvent c’est une démarche vaine car le 115 est saturé.

Samedi 10 août. 15 h. Dans le même square, deux jeunes femmes ivoiriennes sont là. Elles illustrent d’une manière ou d’une autre une tragédie. Celle des migrants qui pour une raison ou une autre ont fuit leur pays. La plupart au risque de leur vie.

C’est le cas de Akissi qui, partie d’Abidjan a traversé le Niger, est passée par Agadès avant d’atteindre la Libye puis en bateau a gagné Lampedusa, et d’Italie la France en train. Le seul papier qu’elle possède est son acte de naissance.
Les raisons, la raison de son départ : fuir un mariage forcé. Elle a pour cela traversé le désert, franchie de nuit des frontières, marché beaucoup. Elle en a oublié, refoulé les détails. Trop de douleurs sans doute. Elle n’a que 20 ans.

Sa compatriote Aya, à peine plus âgée, 25 ans, a fui pour les mêmes raisons son pays. L’avion d’Abidjan au Maroc, le bateau pour l’Espagne et un passage en France, un week-end où elle n’a subi aucun contrôle. Son périple a été moins éprouvant mais les risques n’étaient pas moindres pour passer en Europe par la Méditerranée.

2500 hommes, femmes et enfants y ont perdus la vie en 2023. Aya n’a perdu que son passeport dans son exil. Un bien pourtant très précieux. Elle vient d’obtenir une domiciliation, et cela fait 6 mois qu’elle est en France.

Mardi 13 août. 15 h. Toujours dans le même square, rencontre avec Safiatou. Son parcours est effrayant. Elle le narre pourtant sans une larme. Elle s’est endurcie sans doute au fil des années et même au cours de son récit, si les propos sont douloureux jamais elle ne s’apitoie sur elle-même et parle au nom des femmes. « C’est dur vous savez la vie des femmes là-bas » me dit-elle.

Dur le mot est faible. Trop faible. En situation de faiblesse, ayant perdu ses deux parents, elle est confiée à son oncle. Ce sont ses premiers viols et des avortements. Puis vient un mari imposé qui la frappe. Elle laisse au pays sa fille chez sa grand-mère paternelle qu’elle ne peut emmener dans son périple pour gagner la France. Son départ est une fuite. Et elle fuit enceinte la Côte d’ivoire. Là-bas dit-elle, « le divorce n’existe pas comme ici ».

Son périple a duré plus de 3 ans.

Partie d’Abidjan en avril 2020, elle tente de passer en Mauritanie après avoir rejoint Bamako au Mali mais la frontière est fermée, le covid est là.

Elle parvient plus tard à rejoindre Nouakchott, la capitale mauritanienne et tente de passer au Maroc. C’est un échec. C’est en Mauritanie où elle reste près d’un an qu’elle accouche de son fils, elle repasse en Côte d’Ivoire quelques jours, où elle le confie à une femme de confiance. Une femme qui, lorsque Safiatou était battue, venait tambouriner à sa porte pour calmer le mari saoul, violent.
Retour en Mauritanie puis le passage au Sénégal d’où, là aussi bien plus tard, elle parvient à prendre un bateau pour l’Espagne.

Pour prendre ce bateau, il faut déjà marcher dans la lagune de l’eau jusqu’au cou. Pourtant Safiatou est grande. On s’enfonce dans la vase et Safiatou ne sait pas nager.
Elle s’en sort grâce à l’aide de deux jeunes à qui elle a fourni de la nourriture les jours précédents. C’est cela qui la sauve. D’autres n’ont pas cette chance et sont restés dans la lagune.

Comment embarquer des enfants dans ce cauchemar ? Les passeurs font appel à des jeunes qui portent les enfants sur leurs épaules… « La route c’est difficile » dit Safiatou l’air grave faisant une pause dans son récit. Pas la route des routards ou de bourlingueurs. La route des migrants, surtout celle des migrantes. La loi des passeurs. Monter ou pas dans un bateau se négocie. De toutes les manières. Avec son lot de violences.

Les viols. Safiatou en a subi deux. Deux de plus après ceux que lui a infligé son oncle. Le dernier au Sénégal. Parvenue en Espagne, elle arrivera en France le 17 décembre 2023. Safiatou aura 25 ans en décembre. Aujourd’hui, enceinte depuis 4 mois, – librement choisi cette fois-ci elle me présentera son deuxième mari –, Safiatou est hébergée par le 115 depuis une semaine dans un département voisin. Elle ne connait pas la ville. Elle sait qu’elle prend le tramway, le T1 à la gare, puis un bus et au bout de cinq arrêts, c’est là.

Il lui a fallu près de 1335 jours pour arriver ici à Saint-Denis. Parce qu’il fallait fuir et qu’elle n’acceptait ni son sort ni la fatalité d’une assignation à sa condition de femme ivoirienne. Un proverbe bambara qu’elle évoque résume tout ce qu’elle a refusé au péril de sa vie : « Femme soumise, enfant béni ». Safiatou a dit non.

Jeudi 22 août. 15H. Je rencontre à nouveau Safiatou dans le square. Elle s’est arrêtée à la gare de Saint-Denis. « J’arrive je n’ai pas mangé depuis ce matin. Je mange et j’arrive » me dit-elle au téléphone.

Plusieurs femmes ivoiriennes sont regroupées à l’ombre d’une sorte de portique. Des enfants jouent à deux pas. Depuis un bon moment la « musique » censée faire patienter ceux qui appellent le 115 s’échappe d’un téléphone portable posé au pied de l’une d’entre elles. Toujours aucune réponse. Pour faire passer le temps, une femme s’affaire à tresser avec soin la chevelure d’une compatriote.
Un peu plus loin, c’est une famille d’origine congolaise déjà rencontrée un soir devant les urgences de Defontaine. Elles sont quatre. La mère et ses trois filles. 14, 5 et bientôt 3 ans. Elles viennent de Djili, un quartier de Kinshasa, la capitale de la République Démocratique du Congo. Une histoire là aussi de violence familiale, de violence masculine. Un avion pour la Turquie, puis un vol d’Izmir pour Lyon en octobre 2022. Un départ pour Paris et une demande d’asile. La famille dirigée dans le sud-ouest de la France est hébergée dans un Centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada). La demande d’asile est refusée, la plus grande a eu le temps de faire presque deux années pleine de scolarité, en 5ème et en 4ème. La sortie du centre d’accueil les conduit à Saint-Denis où une amie de la mère doit les accueillir, mais le téléphone sonne désespérément dans le vide. Plus aucune nouvelle. La famille est à la rue depuis le 12 juillet. La plus grande espère rejoindre à la rentrée une classe de collège pour y effectuer sa troisième.
A quelques mètres, on entend toujours l’indicatif musical du 115, cela fait maintenant plus d’une heure. Et toujours personne « au bout du fil ».

Safiatou m’a rejoint. Revenant sur quelques points de son parcours dans lesquels je me suis perdu, elle est au bord des larmes. La gêne m’envahit de réveiller ses traumatismes. Sa force reprend le dessus et son sourire efface une première larme. Safiatou, pudique et rayonnante.
Je vais saluer son mari resté à l’écart durant notre échange avant de se donner chaleureusement rendez-vous pour le lendemain.

Après ce que ces femmes ont vécu, il est grand temps de leur offrir une véritable perspective. Cela commence par un toit pour toutes. Pour elles et leurs enfants.

PS : Selon le Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA), 48 % des femmes entre 20 et 24 ans en Côte d’Ivoire ne reçoivent pas d’éducation et 27 % de celles qui ont eu accès à l’enseignement primaire étaient mariées ou en union à l’âge de 18 ans, contre 9 % des femmes ayant fait des études secondaires ou supérieures. Plus d’un tiers des filles ivoiriennes sont mariées de force avant l’âge de 18 ans.
En République Démocratique du Congo, près de 52% des femmes sont des survivantes de violences domestiques et 39% des femmes congolaises ont déclaré avoir été menacées ou blessées. 27% des femmes sont victimes de pratiques traditionnelles néfastes. Les mariages précoces sont fréquents. En 2007, 39% des femmes âgées de moins de vingt ans étaient mariées ou en union avant 18 ans.