Sur les planches, sur les écrans et en photos, le retour de la classe ouvrière. Entretien avec Pierre Trovel, reporter-photographe au journal l’Humanité (1975-2000), qui expose au TGP.

, par Michel Ribay

Après la pièce de Rainer Werner Fassbinder, Huit heures ne font pas un jour, mise en scène par Julie Deliquet, la directrice du TGP, et la projection en avant-première d’une adaptation du magnifique et remarqué livre de Didier Eribon, Retour à Reims, Fragments, réalisé par Jean-Gabriel Périot, le 2 octobre dernier, l’automne dionysien a les traits d’un hommage à la classe ouvrière. Il s’est poursuivi en novembre avec la projection à L’Ecran du film de François Ruffin et Gilles Perret Debout les femmes ! et se prolonge avec l’exposition En quête d’humanité de Pierre Trovel au TGP (jusqu’au 17 décembre) où l’on peut découvrir une sélection de photographies issues des 382 000 images qu’il a déposées aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis.

« Retour à Reims, Fragments » de Jean-Gabriel Périot est à voir ou revoir sur Arte.
Il devrait être reprogrammé en mars 2022 à L’Écran et on peut le voir aussi sur le petit écran sur Arte dès le 23 novembre à 20h50 (et jusqu’en mai 2022), mais on ne saurait trop vous conseiller de le voir sur grand écran. Debout les femmes ! est programmé dans de nombreuses salles et Huit heures ne font pas un jour a entamé une tournée hexagonale de représentations.

Une sélection de photographies de Pierre Trovel exposées au TGP sont consultables en fin d’article dans le portfolio.

« Retour à Reims, Fragments »

Ne ratez pas ce témoignage de ce qu’il en est de la condition ouvrière dans les années 50, 60, 70, 80. De ce qu’il en est de naître dans ce milieu et de ce que cela signifie. Du douloureux renoncement contraint de l’accès aux études, de la séparation des sexes et de la domination des femmes, de l’usine, des corps meurtris et usés par le travail, des morts prématurés à l’aube de la retraite.

De ce que furent aussi les luttes, les espoirs trahis, jusqu’au poison identitaire qui a remisé le « Travailleurs français ou immigrés, même patron même combat » au profit de la peur de l’autre, de l’étranger, du jeune de banlieue, du musulman.

Si, « Retour à Reims, Fragments » pèche, ce n’est qu’un sentiment personnel, d’un trop grand effacement de l’auteur derrière le texte de Didier Eribon, on aurait aimé en savoir plus sur l’auteur lui-même, le film est plus que réussi et s’achève sur des images plus récentes de mobilisations d’où a ressurgi un certain espoir.

Contradictoires, composites, des mobilisations, habillées de jaune fluo, d’une classe ouvrière fragmentée, déboussolée en colère mais toujours aussi méprisée.

On se souviendra longtemps de la sortie d’Emmanuel Macron sur « Les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien".

Le plus grand nombre lui opposera toujours et encore le passage d’une vieille chanson « Nous ne sommes rien, soyons tout » ou le plus récent : « On est là ».

Dans l’œil de Pierre Trovel

Le travail de Pierre Trovel est à la charnière du photo-journalisme et de la photographie documentaire. Quant on sait ce qu’on apporté dans ce registre des photographes aussi prestigieux que Raymond Depardon ou plus récemment de nombreux collectifs on mesure l’importance de ce travail.

D’autant que le photo-journalisme et la photographie documentaire exige un œil qui n’a rien à voir avec ce qu’on appelait le clic-clac Kodak. Car il y a dans les clichés de Pierre Trovel du Gérald Bloncourt, du Chris Killip, et dans certains, le regard sombre sur les paysages industriels, les noirs profonds d’un Bill Brandt comme cette Arrière-cour d’immeubles d’habitation saisie à Longwy lors de la liquidation de la sidérurgie en 1979-1980.

Des luttes sociales en France, des moments singuliers comme la sécheresse de 1976, l’Iran de 1979, la révolution roumaine aux instantanés de vie quotidienne en Chine populaire, Pierre Trovel a couvert de multiples sujets en quelques décennies non sans un regard teinté de tendresse malicieuse.

On peut les consulter sur le site des archives départementales de la Seine-Saint-Denis.
Choix du sujet, respect du sujet, s’effacer tout en étant là au bon moment, attendre, persévérer, passer de la recherche du cadre, de la lumière à l’obscurité du labo c’est le parcours du photographe.

Avec ces vicissitudes et ses angoisses de l’époque. En 24 ou 36 poses on tutoie le risque de rater le bon moment quant on est au bout du rouleau. Le numérique soulage de ces frayeurs et délivre du temps d’attente et des mauvaises surprises. On sait ce qu’on y gagne mais sait-on vraiment ce qu’on y perd.

A la photographie digitale (n’a-t-on pas toujours besoin d’un doigt pour actionner le déclencheur), Pierre Trovel s’y est mis. Ce sont donc aussi des dizaines de milliers de clichés numériques qui viendront compléter le premier dépôt. S’il a quitté en 2010 le service photographique de l’Humanité qu’il avait rejoint en 1975 après avoir exercé pour la ville de Saint-Denis, il reste fidèle à ses premiers amours et s’émerveille encore de la magie de l’argentique au sein d’une association dionysienne bien nommée : « Les Argentiques ».

Entretien

Tu as déposé aux Archives départementales à la fois des clichés argentiques (382 000) et d’autres numériques avec 2500 dossiers, c’est un volume très important qui représente des dizaines d’années de couvertures de nombreux sujets, parmi ceux-ci lesquels t’ont particulièrement marqué ?
Pierre Trovel : Les grands sujets étrangers d’abord la révolution iranienne en 78-79, la révolution roumaine mais aussi ce qui s’est passé à Gaza, il y a une quinzaine d’années, des reportages marquants. Mais pour moi en tant que photographe ce qui m’a marqué le plus ce sont mes photographies des conflits sociaux, du milieu ouvrier, principalement c’est vraiment là où je me suis senti le plus à l’aise. Donc les conflits chez Renault du temps où Renault était encore à Boulogne-Billancourt, Chaix, le Parisien libéré.

Le Parisien libéré, un conflit très dur, qui avait duré très longtemps…
Oui, c’était le passage douloureux du plomb à la photocomposition pour les ouvriers du Livre qui, à juste titre, perdait leur qualification. L’impression du Parisien libéré se déroulait à Saint-Ouen et c’est là que les ouvriers du Livre, la CGT du Livre, interceptaient les éditions du Parisien Libéré qu’ils considéraient comme illicites et les répandait sur la chaussée au petit matin. Des moments oui qui m’ont marqué. C’était du temps où l’Humanité, le journal dans lequel je travaillais était à Paris, rue du Faubourg Poissonnière, en face du grand cinéma le Rex. C’était le lieu où il y avait beaucoup de journaux.

Le Figaro oui, Le Monde était encore boulevard des Italiens…
La spécificité de l’Humanité c’est qu’il y avait une imprimerie dans les locaux du journal, en sous-sol, avec encore trois éditions à 23 heures, une autre à une heure du matin et puis 3 heures du matin…
Ce qui veut dire que coexistaient les rotativistes, les rédacteurs, les photographes…
Oui, on se retrouvait au bar, c’était une époque.

A cette époque les photographes étaient considérés pleinement comme des journalistes, est-ce que tu as senti que les choses devenaient de plus en plus difficiles pour les photojournalistes ?
On ne se définissait pas comme des journalistes, c’était une évidence. On était d’abord des photographes. Et on était très indépendants de la rédaction. La rédaction en chef nous faisait confiance. Quand on partait avec un confrère ou une consœur on partait avec un rédacteur ou une rédactrice, nous étions de fait journalistes tous les deux. Nous, en tant que photographes, nous écrivions avec la lumière. Nous écrivions ensemble. Nous étions très indépendants et ce n’était pas le cas dans les autres journaux. A L’Aurore par exemple, les journalistes partaient avec leurs photographes et leur donnaient leurs instructions. Nous étions très indépendants.

Indépendants mais avec une vraie place reconnue, vous assistiez au conférence de rédaction ?
Oui tout à fait.

La presse a eu de plus en plus tendance peu à peu à externaliser de fait les prestations, puis il y a le recours à des banques d’images et le métier de photographe de presse s’est délité au fil des années…
Oui ça c’est un désastre.
Le métier de photographe de presse n’a pas disparu mais cela devient très compliqué avec la multitude, le foisonnement d’images qui arrivent de n’importe où, les problèmes de droits. Tout cela est plus ou moins bafoué maintenant, les récupérations de photos dites gratuites sur Internet c’est un scandale. Les photos ont toujours un auteur. On s’est toujours battu, y compris à l’Humanité, pour que les droits des photographes soient reconnus que ce soit à l’Humanité, au Figaro, à Libération. Et pour ce qui concerne le travail passé on est très attentif à ce que deviennent nos photos. Même dans le cadre du dépôt aux Archives départementales, les photos m’appartiennent et je reste décisionnaire pour ce qui concerne leur utilisation.

Le dépôt dans ce type d’institution permet aussi de les protéger, de leur donner du sens en tant qu’ensemble et pour ce qui concerne l’utilisation des droits.
Je ne serai jamais assez reconnaissant envers mes amis, maintenant j’y ai des amis aux Archives départementales de Seine-Saint-Denis. Non seulement ils conservent physiquement mes images mais aussi leur moralité. Ils sont très attentifs à leur utilisation, à ne pas faire de contre-sens, c’est leur travail. Ce n’est pas une agence. Quand ils sont sollicités pour une utilisation, en dernier ressort c’est à moi de décider. Savoir que mon travail de plusieurs décennies est conservé dans de bonnes conditions dans une structure publique est rassurant.

Mots-clés