Vie chère, « colonialité » et écologie décoloniale à la Martinique

, par Saska Rupert

A l’initiative du député Stéphane Peu, une réunion publique s’est tenue mercredi 6 novembre en présence du député martiniquais depuis 2022 Marcellin Nadeau et du journaliste Pascal Margueritte, co-auteurs du livre « Nous sommes la nature » ; de leur éditeur, Jean Benoît Desnel et du journaliste Naïm Sakhi qui a suivi pour le journal l’Humanité la mobilisation contre la vie chère en Martinique. Plus d’une centaine de personnes y ont participé. Plus de deux heures d’exposés sur une mobilisation emblématique du combat anticolonial. Une réunion qui s’est conclue par des questions/échanges avec la salle.

Invité à rendre compte de la mobilisation en Martinique contre la vie chère, Marcellin Nadeau, militant anticolonialiste, ex-maire de la petite commune du Prêcheur, sur les flancs de l’extrême nord de la Montagne Pelée, député de depuis 2022, réélu en 2024 a restitué cette mobilisation dans le temps long de l’histoire coloniale de cette île des Petites Antilles. Un exposé détaillé au cours duquel, tout en développant tous les aspects politiques et techniques de la mobilisation et des négociations pour parvenir à un accord avec les autorités et les milieux économiques de la logistique et de la grande distribution sur les prix des denrées alimentaires ; il a réinscrit cette séquence dans son propre parcours intellectuel et politique et dans celui du combat anticolonialiste autour du concept de « colonialité », nouvelle forme de la domination coloniale qui perdure bien après la loi de départementalisation de mars 1946, date à laquelle l’île devient un département français d’outre-mer.

Par des allers retours successifs dans l’histoire politique de la Martinique, Marcellin Nadeau a évoqué aussi bien la figure, le rôle et la place du militant anticolonial Aimé Césaire que les invariants économiques coloniaux que sont les monopoles et oligopoles de la grande distribution et de la logistique détenus par les Békés (descendants des colons esclavagistes), l’affectation des meilleures terres cultivables à des produits d’exportation au détriment de cultures vivrières ; ou le scandale d’Etat du chlordécone, le pesticide utilisé pour lutter contre le charançon du bananier en Martinique et en Guadeloupe et qui, bien qu’interdit au Etats-unis dès 1977, déclaré cancérogène par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1979, ne l’a été qu’en 1990 dans ces territoires d’outre-mer tout en bénéficiant de nombreuses dérogations pour son utilisation jusqu’en 1993.

On estime ainsi que 95 % des Guadeloupéens et 92 % des Martiniquais sont contaminés à la chlordécone. Toute la chaine alimentaire est touchée. Les sols, les légumes « racine », les cours d’eau, le bétail, les poissons les crustacés. Le vent, le soleil, la mer … et le chlordécone en somme. La carte postale est moins belle.

Une économie fortement marquée par le colonialisme, produits d’exportation d’une part, banane, sucre, fruits et des importations très majoritairement (plus de 60%) issues de la métropole dont 82 % pour les denrées alimentaires et boissons,
73 % des équipements mécaniques, matériel électrique, électronique et informatique,
58 % du matériel de transport et 76 % pour les autres produits industriels (données INSEE de de 2021).

Une « écologie décoloniale »

Lui succédant, Pascal Margueritte, co-auteurs avec Marcellin Nadeau du livre « Nous sommes la nature », a lui beaucoup insisté et mis en lumière à travers les concepts de « ménagement » territorial versus aménagement, de « désenveloppement » versus développement, qui en lien avec la question sociale fondent les bases d’une « écologie décoloniale » indispensable à mettre en œuvre dans ces territoires. Une écologie ou l’homme n’est plus en surplomb de la nature qu’il faudrait « protéger », « préserver » à l’image d’une « réserve » mais comme le dit le titre de l’ouvrage où l’écologie, l’homme, l’humanité se confond avec la nature, « Nous sommes la nature ! Ecologie, colonialité et liberté des peuples ».

Une conception sans doute née et liée à la nécessité de penser et d’agir autrement quand on est élu d’une toute petite commune, de moins de 1500 habitants, de développer d’autres modèles, d’inventer d’autres paradigmes. Marcellin Nadeau a été à partir de 1997 et durant 25 ans maire du Prêcheur, petit village de pêcheurs et d’agriculteurs. Tout au bout, au nord-ouest de la Martinique, isolé, oublié et déshérité, il a bien fallu s’adapter, faire avec la nature, faire avec l’homme, faire avec soi-même. Le creuset pour cet élu de son « écologie décoloniale ».

Pascal Margueritte a aussi rappelé quelques éléments qui démontrent la persistance, la survivance du fait colonial. Ce n’est que 25 ans après sa mise en place en métropole que le système de solidarité de la Sécurité Sociale a été introduit dans les territoires d’outre-mer où le nombre de personnes en dessous du seuil de pauvreté est encore et de loin bien supérieur à celui de la métropole.
S’il a fallu attendre 25 ans pour la Sécurité sociale, les insulaires de cette partie des Caraïbes furent par contre pionniers en matière d’idées progressistes et émancipatrices. C’est ainsi que 7 ans avant les lois de Jules Ferry, ils se prononcent dès 1875 pour l’’instauration de l’école gratuite, laïque, obligatoire et mixte.

Le dédain de la métropole à l’égard des populations des territoires d’outre-mer qui confrontés au dérèglement climatique voit le trait de côte irrémédiablement rogné est aussi brutal, dix pour cent de la surface de la Martinique s’apprêtant à disparaitre dans les 10 ans qui viennent.

Un même dédain en Atlantique ou dans le Pacifique à l’égard des populations insulaires, Pascal Margueritte indiquant qu’en Polynésie française c’est avec l’Australie que des accords sont passés pour y accueillir, au fil des ans, les réfugiés climatiques et non avec la métropole. On comprend bien là aussi le sens profond d’une phrase de son intervention : « La colonialité, c’est ce qui reste après le colonialisme ».

Une mobilisation populaire de grande ampleur après celle de 2009

Aujourd’hui la mobilisation contre la vie chère se poursuit. Les négociations achoppent sur des éléments très concrets combien de produits alimentaires, de première nécessité bénéficieront d’une baisse de prix ? Combien de familles de produits sont concernés. Un mouvement similaire avait touché la Martinique en 2009. Aujourd’hui, le mouvement veut des garanties pour l’avenir. Sur l’application d’un accord le plus large pour lequel ils se battent.

L’enjeu, Marcellin Nadeau le résumait d’une question : « Quels efforts sont prêts à consentir les acteurs de la grande distribution ? » quand on sait que les prix en Martinique sont de 40% supérieurs à ceux pratiqués en métropole.

Un effort qui dépendra… du rapport de forces. Controlés essentiellement par les Békés, 80% du marché de la distribution est aux mains de quatre groupes familiaux comme le précise un récent article du Monde daté du 2 novembre.

Pour se rendre compte de l’ampleur du sujet, il suffit de consulter le comparateur de prix en ligne « Kiprix » qu’a créé un jeune développeur martiniquais de 28 ans, Robeen Siméon, avec comme objectifs de : « fournir des informations fiables sur les prix des produits en Martinique, suivre l’évolution des prix de la grande distribution en Martinique, comparer les prix avec la France hexagonale ».

Le comparateur tire ses données des prix pratiqués dans un supermarché Leclerc en Martinique et les compare à ceux de magasins en métropole. Sa consultation – plus de 11 000 articles y sont recensés – vaut mieux qu’un long discours..

Un rapport parlementaire issu de la Commission d’enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la Constitution publié en octobre 2023 notait : « S’ils concernent la quasi-totalité des secteurs économiques, ces écarts sont particulièrement importants en matière de produits alimentaires : en 2022 leurs prix étaient de + 42 % en Guadeloupe, + 40 % en Martinique, + 39 % en Guyane, + 37 % à La Réunion et + 30 % à Mayotte, par rapport aux prix alimentaires hexagonaux. […]

La combinaison de ces facteurs a produit des conséquences insupportables : mal développement, insécurité, chômage endémique, précarité et extrême pauvreté, crises socio-économiques récurrentes, graves dégradations de l’offre publique de santé …. »

Les effets de la « colonialité » y sont ici cruellement résumés.

PS : Marcellin Nadeau est membre du groupe de la Gauche Démocrate et Républicaine (GDR)à l’Assemblée nationale qui comprend deux composantes, des député-e-s du Parti communiste français et des député-e-s de Martinique, de la Guyane, de La Réunion et de la Polynésie, ce qui en fait le premier groupe « internationaliste » de l’Assemblée.

Nous sommes la nature ! Écologie, colonialité et liberté des peuples - Ecrits politiques – Pascal Margueritte et Marcellin Nadeau, 538 pages, septembre 2024 aux Editions IDEM. 15,90 euros.