Alors, heureux les pauvres ?

, par Jimmy Markoum

Ce matin, en chemin pour aller prendre mon café, je tombe nez à nez avec une énorme affiche placardée sur les grilles de la basilique. Je m’arrête, on est à Saint-Denis…un nouvel appel à manif’ ? Comment ça ? Je ne suis pas au courant ! Non, simplement l’info qu’on avait toutes et tous ratée : « Heureux les pauvres ! ».

Cette affiche, visiblement à l’initiative du diocèse de Saint-Denis, annonce la « 5e Journée mondiale des Pauvres » qui a eu lieu les 13 et 14 novembre derniers. Mais le message porté et la symbolique des images choisies sont au mieux maladroits, au pire une nouvelle manifestation d’une petite musique du temps.

Les pauvres, arrêtez de vous plaindre, la vie est belle !

Mais oui, applaudissons ! Pour une fois, nous sommes les champions toute catégorie. Non seulement, nous habitons le département le plus pauvre de France métropolitaine mais Saint-Denis fait encore mieux avec plus d’une personne sur trois en-dessous du seuil de pauvreté [1].

La pauvreté, c’est vachement sympa : les logements insalubres, les gens qui ne se font pas soigner par manque de moyens, les élèves qui n’ont parfois que la cantine du midi pour seul repas de la journée. Et puis, on sort d’une période tellement drôle avec des personnes qui ont littéralement baigné dans la mort pendant le confinement (la mortalité a été multipliée par presque 4 sur le territoire de Plaine Commune en mars-avril 2020 [2]).

Et puis, « cette dame noire » placée au centre de l’affiche inspire tellement la joie de vivre…au milieu de ces gens qui font la gueule, ou qui prient, ou qui font la gueule car elle les empêche de prier. Enfin, c’est tellement beau ce mélange des gens de toutes origines, cette illustration du « vivre-ensemble ». Et puis, c’est bien connu, les « Noirs , ils sont pauvres mais ils ont tellement la joie de vivre chevillée au corps »…

Bref, on se demande bien qui a pu avoir l’idée folle de cette affiche d’une violence symbolique inouïe en plein cœur de Saint-Denis. Le message envoyé paraît clair : on peut être pauvre et être heureux si on croit dans l’amour de dieu. Alors, les pauvres, arrêtez de vous plaindre et priez ! Pourquoi vouloir changer les choses, ici-bas ?

Mais non, t’as rien compris mon pauvre ami : vive les pauvres et les immigré.e.s !

On me dira qu’il s’agit d’une parole de Jésus tirée du « Sermon sur la montagne », rapportée dans les Evangiles, et visant justement à faire l’éloge des pauvres : « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux ».

Et puis, il faut être pragmatique dans la com’. S’adresser à Saint-Denis, aux pauvres et aux personnes noires, c’est super important. La Seine-Saint-Denis est en effet le premier département d’accueil des immigré.e.s en France, notamment en provenance d’Afrique subsaharienne, et l’un des premiers dans l’accueil des Français.e.s venant des Antilles [3]. Pourtant, d’après des études statistiques de l’INED et l’INSEE, parmi les immigré.e.s ou descendant.e.s d’immigré.e.s en Seine-Saint-Denis, seul.e.s 12% seraient originaires d’Afrique subsaharienne. Quant aux Français.e.s originaires des départements d’Outre-mer, ils et elles ne seraient que 8%. [4]

En réalité, le message devrait être plutôt « merci les immigré.e.s » ! La France est aujourd’hui très largement sécularisée. Plus d’un.e Français.e sur deux se dit sans religion et moins de 5% des catholiques se disent encore pratiquant.e.s [5]. Il faut bien alors pouvoir compter sur les étranger.e.s pour ré-évangéliser la fille aînée de l’Eglise. Le continent africain est aujourd’hui chrétien à 63% et le catholicisme y connaît sa progression la plus forte à l’échelle mondiale depuis plusieurs décennies.

Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions

Outre le fait que la citation n’est donc pas exacte, le vrai problème est que, n’ayant pas réfléchi à la réception de l’affiche, ses auteurs lui font dire le contraire du message biblique. Sans rentrer dans l’exégèse de la Bible, « heureux » est ici synonyme de « béni ». De plus, « les pauvres en esprit » peut être traduit [6] comme « ceux qui ont l’esprit de pauvreté ». Autrement dit, le texte invite les croyant.e.s à se départir du superflu et à vivre dans la sobriété par choix. Et c’est bien cette question du choix qui fait toute la différence. Dans l’Evangile selon Marc, Jésus ne dit-il pas à un riche « Une seule chose te manque : va, ce que tu as, vends-le et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; puis, viens, suis-moi » (Mc 10:21) ?

L’affiche est donc largement sujette à contre-sens. Ici, les pauvres n’ont pas choisi de l’être. Il aurait donc été plus logique que le slogan exhorte à la solidarité avec une formule du type « soyons dans le partage » voire même que cela rejoigne des considérations actuelles « consommons-moins et partageons », « luttons contre les inégalités » ou plus radicalement, « damnés les riches ».

Et si d’aucun.e.s peuvent trouver ces propositions saugrenues voire extrémistes, qu’ils relisent l’histoire, et notamment celle de la théologie de la libération, originaire du même continent que le pape François, quand dans les années 1970-1980, des religieux catholiques ont été jusqu’à donner leur vie, notamment sous Videla en Argentine, pour se battre contre les inégalités, contre la dictature et pour redonner aux « pauvres » la capacité à choisir leur vie. Plus proche de nous, un mouvement comme celui des prêtres-ouvriers qui a émergé dans l’Après-guerre s’inscrivait dans des courants d’idées assez proches, et amenait des prêtres à militer dans des collectifs de soutien aux plus précaires, ou avec des organisations syndicales ou politiques marquées à gauche. D’ailleurs, il n’y a pas si longtemps, en 1998, des Sans-papiers occupaient la basilique pour dénoncer leur situation avec l’appui de l’évêque du diocèse.

Le sens des lieux ou comment nier l’histoire des luttes d’émancipation populaires

Si la violence symbolique d’une telle affiche tient au message adressé à une population renvoyée à ses propres responsabilités et à la fatalité de sa condition, elle l’est d’autant plus au cœur d’une ville comme Saint-Denis car elle est un pied-de-nez à son histoire collective, celle de la dignité populaire, celle de la révolte et du refus des fatalités.

Si Saint-Denis est la « ville des rois » pour les touristes, elle est aussi la ville de ceux et celles qui les ont fait tomber, ont mis fin à l’Ancien régime et ont choisi de baptiser leur ville Franciade. Si elle est la ville de la Basilique, elle est aussi celle de la Bourse du travail construite en 1983 mais héritant de la longue histoire du mouvement ouvrier depuis la fin du XIXe siècle et de celle d’organisations syndicales comme la CGT (Confédération Générale du Travail), ou politiques comme le Parti Communiste qui en avait fait un bastion de la fameuse Banlieue rouge et de la culture populaire. Si elle est la ville de Doriot, elle est aussi la ville d’Auguste Gillot, maire communiste de Saint-Denis après la Guerre et membre du Conseil National de la Résistance à l’origine notamment de la création de la Sécurité sociale. Si la ville prétend être aujourd’hui celle de la culture, ce n’est pas celle d’une culture embourgeoisée, lisse et proprette mais celle d’une culture populaire vivante, qui dérange, qui gueule et crie la révolte dans les années 1980-1990, c’est celle du hip-hop, du rap, de NTM (Nique Ta Mère), du tag et du graffiti.

Alors non, les pauvres ne sont pas heureux ! Ou quand ils et elles le sont, c’est dans le combat car ils et elles retrouvent alors une part de leur dignité, dans le partage d’un bon repas autour d’un piquet de grève ou d’une mobilisation ; c’est quand ils et elles reprennent leur destin en main et obtiennent une amélioration de leurs conditions de vie par leurs propres actions et leurs propres sacrifices ; c’est dans l’occupation de leur espace, dans la réappropriation de la rue. C’est dans l’action et non dans l’acceptation de la fatalité que les pauvres peuvent être heureux.
La volonté de nier cette histoire populaire, cette histoire de la révolte est aujourd’hui forte dans notre ville. Hier, le beffroi et le carillon de la Maison communale rivalisaient d’orgueil avec les cloches et le clocher de la basilique. Aujourd’hui, cette affiche placardée face à la mairie, sans réaction aucune de celle-ci, révèle peut-être que les cloches et le carillon peuvent désormais sonner à l’unisson pour étouffer les cris de révolte dans un paternalisme assourdissant.

Alors que je reprenais mon chemin, j’ai alors croisé une habitante de Saint-Denis et également agent.e municipale. Elle était livide, le regard perdu. Je la salue, elle réagit à peine. Je reviens vers elle et lui lance un « ça va ». Elle me raconte alors qu’elle ne trouve plus le sommeil depuis plusieurs jours, depuis qu’un maire, qui a certainement oublié ce que « socialisme » signifiait, a décidé de lancer une énième réforme libérale consistant à externaliser le ménage dans les écoles communales et à faire le ménage dans les équipes.

Alors, heureux les pauvres ?

[1] Taux de pauvreté : 28,4 % (Seine-Saint-Denis) – 37% Saint-Denis (INSEE 2018)

[2] https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/05/17/coronavirus-une-surmortalite-tres-elevee-en-seine-saint-denis_6039910_3224.html

[3] https://www.insee.fr/fr/statistiques/4177168?sommaire=4177618&geo=DEP-93 INSEE 2016
[4] INSEE/INED 2008 https://www.insee.fr/fr/metadonnees/source/operation/s1276/presentation

[5] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/05/07/une-grande-majorite-de-francais-ne-se-reclament-d-aucune-religion_4629612_4355770.html

[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/B%C3%A9atitudes