Lettre à une ancienne dionysienne. La gauche, les émeutes et ce qui nous attend si nous n’y prenons garde

, par Michel Ribay

Bonjour Françoise, j’ai écouté plusieurs fois le message que tu as laissé sur mon répondeur téléphonique depuis le 27 juin. Du petit village de Moselle ou tu résides tu me demandais si j’avais vu ce qui s’était passé à Nanterre. Tu avais été particulièrement impressionnée, choquée car dans tes dernières années de bibliothécaire tu avais connu un jeune qui portait le même prénom que celui qui a quitté notre monde, au matin du 27 juin, tué à bout portant par un tir policier.

Dire que j’ai écouté plusieurs fois ton message est vrai et faux à la fois. En fait, je l’ai écouté plusieurs fois, chaque jour depuis le 27 juin et nous sommes aujourd’hui le lundi 17 juillet.

Beaucoup et à la fois peu de temps a passé depuis ce matin là. Il m’a fallu du temps pour te répondre.

Et puis il y a eu ton deuxième message. « Que se passe-t-il à Saint-Denis, car là ça brule de partout ».

Saint-Denis, cette ville où tu as vécu 31 ans, travaillé presque autant. Tu avais connu, vu ici en 2005 du côté de Basilique les mêmes images, mais pas sur écran. Tu en avais gardé de tristes souvenirs. Des mauvaises nuits. De belles rencontres aussi. Un peu d’espoir surtout pour la suite puis tout s’était évanoui.

Alors, oui, j’ai vu. J’ai vu ce que des centaines de milliers, des millions de Françaises et Français ont vu sur des écrans de télévision, l’écran de leur smartphone, sur les réseaux sociaux. Des images d’abord différentes de celles que l’on voient souvent, des tirs de policiers distants de plusieurs mètres de leur cible. Des dizaines de mètres.

Sur une voiture en mouvement, en marche avant ou arrière puis une voiture qui quelquefois s’immobilise seule ou bien finit sa course sur un poteau, un terre-plein, un autre véhicule. Les cris, les coups de feux, les cris, le brouhaha, puis le silence. Des images saccadées qui donnent le tournis, qu’on essaie de ralentir, de fixer, pour en comprendre sinon le sens, l’enchainement. 24 images secondes ça va vite.

Ce matin là, ce ne sont que quelques centimètres qui ont séparé le canon de l’arme et le thorax de ce jeune, de ce gamin, c’est ce mot qui vient à l’esprit. Quelques instants avant que le policier presse la gâchette de son arme, la sécurité dégagée, leurs regards se sont sans doute croisés, une proximité telle qu’ils ont peut-être l’un et l’autre senti une odeur âcre, chargée de peur, avant l’odeur de poudre, d’acier brulé, de sang.

Quelques centimètres. Pas plus. La longueur d’un bras. D’un tir tendu.

Depuis la France s’est embrasée. Nanterre d’abord. Puis comme une traînée de poudre, une trainée de révoltes, des centres villes, des faubourgs, des bourgs, des cités.

Absurde, criminel comme un tir à bout portant, des bâtiments publics, des écoles, des bibliothèques aussi – ce qui a du te déchirer l’âme et le cœur – des bus, des tramways, ont brulé. Sans faire de mort ? Non. Un à Marseille, d’un tir de LBD. Un autre dans le coma, visé par le RAID.

Durant cette semaine de violences, des vies ont été menacées. La mort de Nahel ne les justifient pas, ne peut les justifier. Certains, qu’ils soient touchés ou pas par la mort de Nahel ont, de rage, par jeu, par mimétisme, enivrés de quelques minutes de pouvoir sur la rue participé à l’émeute. D’autres, par besoin ou par opportunisme participé aux pillages.

Beaucoup, vu leurs âges, n’ont pas forcément pris la mesure de leurs actes. La « réponse pénale », s’est voulue ferme, elle a été sans retenue et expéditive. Elle va pour beaucoup briser leur jeunesse. Mettre pour certains un stigmate de plus dans leurs parcours. Chez d’autres nourrir une colère sourde prête à jaillir, un prétexte viendra.

Révoltes, émeutes, hier on disait jacqueries, Françoise.

Les villes, les campagnes ont connu cela. Des jacqueries contemporaines transformaient les centres des impôts en feux de la Saint-Jean, des préfectures flambaient aussi, des centre-villes dégradés, une ministre séquestrée, exfiltrée en hélicoptère, le bureau d’une autre ministre menacée, dévasté en plein Paris, des gendarmeries attaquées, des forces de l’ordre blessées.

Ces exactions, menées avec la plus grande violence, avaient à leur tête des organisations syndicales paysannes, point de jeunes à capuches à l’horizon. Et pas de gamin tué à bout portant par un gendarme à l’origine. Le désespoir d’une profession justifiait tout.

Mais tous les désespoirs se valent-ils vraiment, Françoise ?

Personne n’affublait les participants de ces jacqueries de « nuisibles ». Personne n’excommuniait de la République, de "l’arc républicain", qui n’appelait pas au calme.

Oui Françoise, je suis de ceux qui pensaient qu’il fallait appeler au calme et à la justice. Un en même temps qui faisait sens. Je suis de ceux qui pensent qu’il ne fallait surtout pas tomber dans le piège tendu par le pouvoir pour diviser la gauche. De ceux qui pensent que quand on accuse une partie de son camp d’« être sorti de l’arc républicain », en singeant le pouvoir, on s’affaiblit soi-même et on absout du même coup ceux qui tireront de cette affaire les marrons du feux, réintégrés pour leur plus grande jouissance dans le giron de la République. Oubliée la xénophobie, oublié le racisme, oublié le cordon sanitaire. Les macronistes font office de tenancier, ils rincent jusqu’à plus soif les Ciotti, Retailleau, Marleix et compagnie. Ces premiers de cordée passent les plats et à la table de la République en marche version Renaissance le Rassemblement National y gagne son rond de serviettes.

Les maladresses d’expression d’un tribun ne justifient pas le faux procès qu’on lui fait. Personne n’a appelé à détruire, bruler, attaquer le domicile d’un élu ou des biens publics ou privés. Personne.

Et quand bien même ce ne serait pas que des maladresses, quelle ineptie de croire, quel cynisme de faire croire – alors que l’âge des « émeutiers » est sans cesse souligné – qu’un appel au calme du tribun aurait eu quelque effet que ce soit. C’est à ne rien comprendre à ce qui s’est passé, aux acteurs de ces événements, à ce qu’ils sont, à ce qui les motive. A ce qui les détruit. A ce qu’ils détruisent.

Que dire d’une gauche qui s’est éloignée au fil des décennies de ceux qu’un président désigna comme « les sans-dents », d’une gauche qui n’a vu venir ni bonnets rouges ni gilets jaunes et qui dit si peu dans ces moments là de la relégation des jeunes à capuche.

Que dire d’une gauche qui, à l’exception de quelque uns, a voté la loi de 2017 assouplissant les conditions pour faire feu de la part de la police. Que dire d’une majorité de gauche quand on sait que c’est dans un hémicycle réunissant en tout et pour tout 40 députés sur 577 que la loi fut adoptée. Que dire de ceux qui s’intitulant frondeurs ne prirent pas la peine de se déplacer pour rejeter ce texte ? L’alerte avait pourtant été donnée. Il suffit de se reporter aux débats menés.

Que dire d’une gauche, « leader écologiste » compris, qui croyant faire acte de solidarité au regard de la réalité difficile que vivent les policiers nationaux a cru bon d’être présente aux côtés du syndicat Alliance en mai 2021, pour ne pas se couper de la police, pour ne pas se couper du sentiment général d’inquiétude ou de demande de sécurité, pour ne pas laisser le terrain à l’extrême droite… pour ne récolter comme fruit, en 2023, que le dernier communiqué d’Alliance et Unsa réunis appelant à la sédition. Et cela sans un seul mot de réprobation du pouvoir.

Nous sommes tous un peu responsables, d’autres plus que certains, certains bien plus que d’autres, mais n’est-ce pas le bilan d’une ou de deux générations, la nôtre bien sûr, qui à gauche n’a pas su, pu ou voulu s’attaquer aux maux qui rongent le corps social. On en connait les pathologies : inégalités exponentielles, chômage, précarité, insécurité sociale, discriminations, racisme, violences policières impunies.

Hier le sabre et le goupillon célébraient leur alliance, aujourd’hui c’est le LBD et Bolloré.

Reste à trouver le remède. Les remèdes. Le traitement d’attaque et l’homéopathie au long cours.

Vite, car le temps presse. La gauche patine, s’égare. Les gauches s’insultent. Zemmour exulte. Après les bâtiments, les voitures, c’est la planète, la vie même, qui brûlent et la République décerne la Légion d’honneur à Total. Marine couve les braises et attend son tour.

Notre génération, Françoise, devra-t-elle boire sa défaite jusqu’à la lie ? Sommes-nous vraiment condamnés à connaitre en Europe le sort de l’Italie, de la Hongrie ?

J’oubliais, Saint-Denis, me demandais-tu. Là aussi, tout reste aussi à (re)construire à gauche.

Une boussole ? Se préoccuper de ce qui façonne nos vies en récusant ce que le pouvoir en place nous assène avec brutalité : tout cela ne vous regarde pas.

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