Ludothèques. « Je suis indigné de voir ces professionnels caricaturés et l’utilité de leur travail remise en cause. »

, par La Rédac’

Le Blog de Saint-Denis publie le témoignage de Bertie Ernault, connu notamment comme le « papa des ludos ». Agent de la ville de 1982 à 2022, il pilote en 1993 une mission visant à répondre à un manque criant de services publics destinés aux jeunes à la Plaine. C’est la naissance d’une politique publique construite avec les habitants, celle du jeu, intimement liée aux missions de prévention, qui conduira la ville de Saint-Denis à être citée en exemple. Face à l’entreprise de démembrement de ce patrimoine municipal par la nouvelle majorité, Bertie Ernault fait part de sa colère.

Au printemps 1993, le maire de l’époque, Patrick Braouezec, me propose de redynamiser ma carrière en me confiant une mission de grande importance.
Au sein de la maison de quartier de la Plaine Saint-Denis, des événements graves se traduisaient, à répétition, par des dégradations matérielles et des confrontations récurrentes entre adolescents, jeunes adultes et professionnels de la Maison de quartier.
Mon employeur m’a alors demandé de réaliser un constat objectif du contexte, d’analyser précisément la situation et enfin de faire des propositions adéquates.
Les moyens humains et matériels alloués à ce dossier étaient particulièrement restreints. 10 000 francs en fonctionnement pour l’année et un unique poste…le mien. A ce moment-là, j’étais loin d’imaginer que cette petite enveloppe budgétaire représenterait dans le futur une véritable politique publique avec un maillage de structures dédiées dans de nombreux quartiers de la ville.

Dans un premier temps, je me suis rapproché des différents acteurs de ce dossier : jeunes, parents et professionnels de la Maison de quartier, collaborateurs et partenaires. Je me suis mis à leur disposition pour écouter, confronter, analyser les différents points de vue. Trois mois se sont écoulés afin que nous puissions rendre lisible de justes revendications : celles de jeunes qui trouvaient « leur part de Service Public » bien chiche. Celles aussi des parents qui souhaitaient s’investir. Ils condamnaient sans détour l’attitude des jeunes mais partageaient aussi leur déception légitime et validaient leurs revendications.
Enfin, celles des professionnels, partenaires et collaborateurs désarmés qui constataient volontiers le manque de services publics et en appelaient aux directions jeunesse et enfance pour trouver LA solution.
Début juin, les parties prenantes s’impatientaient : « où en était la fameuse solution ? ». Aussi, Je ne tardais pas à proposer la création d’une ludothèque municipale. La ville disposait d’un magnifique grenier au sein du centre social, un budget suffisant pour le mobilier et l’achat des jeux venait conforter mes atouts.

Le jeu, partout et pour tous

En tout état de cause, c’est la souplesse de fonctionnement d’une ludothèque qui a fait la différence. Le jeu est partout, de la maison à l’école, de la rue au centre de loisirs. Le jeu, qu’il soit simple ou sophistiqué, concerne tout le monde quelles que soient les origines, la situation sociale, l’âge, le genre, etc. Présent partout dans le monde, ce qui devait devenir mon outil de travail s’est révélé être un médiateur passionnant et pour tout dire extraordinaire. Mon engouement, jusqu’à ce jour, ne s’est pas éteint et celui des habitants n’a pas été démenti.
Cependant, deux questions restaient à régler et non des moindres. Les questions du fonctionnement et des moyens humains étaient particulièrement essentielles à traiter. Concernant le premier point, je ne remercierai jamais assez l’Association des ludothèques d’Ile-de-France qui nous a guidés au sens propre comme au figuré. Bien sûr, je n’oublie pas le rôle majeur joué par nos collègues de la ludothèque associative du Franc-Moisin « Les enfants du jeu ». Les conseils éclairés de Nadège Haberbush, directrice emblématique et de ses collègues m’ont été d’un grand et essentiel renfort.

Les habitantes et habitants à l’ouvrage

La question des moyens humains, dont les ludothécaires, a été certainement la plus complexe à résoudre. C’est de manière pratico-pratique que j’ai décidé de mobiliser un groupe d’une vingtaine d’habitants composé en grande majorité de mamans et d’adolescents. Je leur ai proposé de devenir co-constructeurs de la première Ludothèque Municipale. De la couverture des jeux aux achats, en passant par l’organisation de l’activité, le budget et le respect des règles de vie, rien ne leur a été épargné. Ces bénévoles ont accompli un travail remarqué et remarquable. Une reconnaissance qui a trouvé son apogée à l’occasion d’une soirée porte ouverte. Nous avons été loués et remerciés chaleureusement par l’équipe municipale pour la qualité de notre démarche participative.
Parallèlement, je me suis adjoint le soutien d’un objecteur de conscience, Stéphane Ouradou. Stéphane était fort d’une passion illimitée pour les jeux, notamment de construction, et d’un sens aigu du service public. Il est rapidement devenu incontournable, indispensable à la mise en œuvre de cette nouvelle activité municipale. Sa gentillesse lui a conquis l’amitié et l’estime de tous.

Saint-Denis, une des toutes premières villes équipées d’autant de ludothèques

En juin 1993, la première ludothèque municipale était née pour atteindre jusqu’à 350 inscrits. Elle rejoignait ainsi sa grande sœur associative du Franc-Moisin.
Par la suite, les « Ludos » se développèrent au rythme approximatif d’une tous les deux ans. Une au centre-ville suite à une pétition d’habitants qui désiraient le même équipement qu’à la Plaine Saint-Denis. Une autre à Floréal pour contribuer à la réussite d’un ensemblier de services publics.
A cette occasion, nous avons rejoint assistantes sociales, éducateurs, animateurs jeunesse et professionnels de la démarche quartier. Puis se furent les quartiers Cosmonautes et Allende pour enrichir un maillage de service publics estimé trop maigre. La ludothèque Auguste Poullain pour favoriser le partenariat avec la petite enfance et le public étudiant... Bien plus tard, la ludothèque Pierre Sémard sur le modèle de la toute première. Et ce jusqu’à ce que Saint-Denis devienne une des toutes premières villes de France à compter autant de structures de ce type.
Au fil du temps, dans ce cadre, les pratiques professionnelles se sont affinées et enrichies. Aux prêts de jeux, à la pratique sur place ou en extérieur sont venus se rajouter, notamment, la participation à des grands évènements : Festivals du jeu aux cotés de nos partenaires de Franc-Moisin, Fête de Saint Denis, Cité des Sciences, Résidences retraités…
Comment oublier la coupe du monde de football de 1998. Cette dernière a vu la place du 8 mai 1945 se transformer, grâce à notre partenaire Olivier Darné – à l’origine du Miel Béton et de l’actuel Parti poétique –, en gigantesque château fort et nos ludothécaires acheminer des centaines de jeux et jouets du monde entier. Comment ne pas se souvenir de ces milliers de sourires illuminant les visages de ces joueurs petits et grands. Et des supporters, venus, eux aussi, à la rencontre des Dionysiens…

Des outils irremplaçables de prévention

Je peux aussi témoigner que durant ces années, si tout n’était pas parfait, j’ai rencontré des professionnels attentifs, à l’écoute, capables d’innover, de se remettre en cause et de redynamiser sans cesse cette politique publique. Anciens agents tout autant que jeunes agents moins expérimentés, tous ont participé et participent encore à l’activité de ce beau service public qui demande à être défendu.

C’est pourquoi, aujourd’hui, je suis indigné de voir ces professionnels caricaturés et l’utilité de leur travail remise en cause. Les Dionysiens ne méritent pas de voir leurs équipements et services publics se déliter, qu’il s’agisse des ludothèques ou de tout autre service. L’ensemble de mes collègues de la Jeunesse (dont je fus le directeur de 2005 à 2020, date d’arrivée de la nouvelle équipe municipale), les professionnels du service de la santé, ATSEM, agents de service, animateurs cyber base... tous subissent ou redoutent un sort identique.

Pas de boucs-émissaires ! Nous assistons à la négation du caractère indispensable des services et lieux d’accueil de proximité pour une population particulièrement jeune. N’oublions pas, comme l’ont souligné nombre de sociologues suite aux émeutes de 2005, qu’un bon maillage de Services Publics est un outil irremplaçable de prévention. Les mêmes experts saluaient la présence et l’activité des services publics dionysiens.

Dans ce contexte, résister aux choix budgétaires de la Municipalité est un devoir.