“La quotidienneté”, un vrai enjeu mais un prisme déformant
Personne ne niera qu’il est essentiel que les ordures ménagères soient correctement collectées, que les rues soient propres, que les horaires et jours d’évacuation d’encombrants soient respectés, que les déplacements puissent s’effectuer sans avoir à contourner une voiture mal garée, des déjections canines, à pester contre une piste cyclable squattée par des poubelles ou se boucher le nez pour accéder à un parking à l’entretien délaissé. Personne ne niera non plus qu’il est insupportable de ne pas pouvoir fermer l’œil à cause de nuisances sonores, d’attroupements de personnes souvent alcoolisées. Ce n’est pas la loi du plus fort qui doit prévaloir dans l’espace public et les situations d’insécurité routière doivent également être réprimées.
Tout cela est essentiel mais on apprend, au détour d’une conversation avec des agents de la ville, qu’après avoir supprimé la brigade verte dès son arrivée, la mairie souhaiterait supprimer les gardes de l’espace public (GEP). Les agents de surveillance de la voie publique (ASVP) seraient, eux, remplacés par un contrat de prestation avec une société privée. C’est d’autant plus étonnant que le Centre de supervision urbain censé traiter les stationnements gênants a bien besoin d’hommes sur le terrain. Déshabiller l’espace public des agents est une drôle de manière d’avoir comme souci majeur “l’amélioration du cadre de vie “, “la qualité de l’espace public “...!
Oui cela est bien essentiel. Pour autant, cette approche de la quotidienneté n’est-elle pas un peu réductrice ? Il existe une quotidienneté que l’on "voit" moins, qui ne laisse pas de taches au sol dans nos rues mais qui use, qui mine, qui désespère. C’est pas exemple renoncer à un déplacement tant il est difficile pour une personne en situation de handicap, ou laborieux pour celles et ceux qui résident dans un quartier “excentré”, les heures d’attente à la CAF, à la Poste, pour une plainte au commissariat, l’attente d’un bus, souvent bondé, avec des stations prévues qui font 3 mètres, un banc pour deux et trente cinq personnes qui attendent, ou un ascenseur en panne depuis plusieurs mois dans un bâtiment de dix étages. Une quotidienneté dont on n’entend pas vraiment les actuelles autorités publiques de notre ville parler.
En effet, ne faudrait-il pas aussi s’attaquer aux problèmes du quotidien qui s’avèrent structurels tant ils relèvent des caractéristiques de notre territoire à la fois géographique, politique, urbaine et sociale, ancrées sur le temps long : un territoire de servitudes, stigmatisé, discriminé, sous doté, fracturé ?
S’attacher à penser un projet de territoire ancré dans sa géographie physique, humaine, sociale et politique
Interrogeant la notion de richesse économique d’un territoire, le nouveau projet de Plaine Commune, intitulé “Manifeste pour un territoire à vivre”, affirme que « le projet économique doit se concentrer sur les habitants et usagers, et donc sur les deux richesses locales que peut créer le foisonnement économique : l’offre d’emploi, et l’offre de biens et services répondant à un besoin local. C’est ainsi que se mesurera sa richesse et non par la croissance économique locale ou le volume d’entreprises, comme dans l’analyse économique traditionnelle. »
On ne peut que souscrire à cette approche qui semble radicale dans son propos mais n’accouche que d’une bien piètre ambition : celle de modifier l’image économique d’un territoire « réservoir de l’immobilier tertiaire » pour proposer d’en faire un territoire marqué « par une rupture en stoppant la production massive de bureaux dans ses opérations d’aménagement » pour en faire une « destination, où l’on vient vivre des expériences, se cultiver, jouer, découvrir ! ».
De quelle image parle-t-on ? Surtout, à qui appartient-elle ? Aux investisseurs, promoteurs de bureaux, décideurs économiques et politiques ? Où est-ce l’image que se font les habitants de Plaine Commune ?
L’habitant de Pierrefitte a-t-il la même vision que celui de Saint-Ouen ou de Saint-Denis ? Celui de Saint-Denis a-t-il la même perception du territoire qu’il réside au pied du RER D ou à Floréal ? L’habitant de Villetaneuse aux confins de Deuil La Barre a-t-il la même perception que celui qui loge aux 4000 à la Courneuve ? L’habitant de l’Île-Saint-Denis en proximité dans 2 ans de la gare Pleyel du Grand Paris vivra-t-il la même mobilité que le Stanois qui jouxte Garges-les-Gonesse ?
Nul besoin de multiplier les exemples. Un projet de territoire devrait naturellement partir de ce qui fait sens commun pour ses habitants actuels, de ce qui va améliorer leurs conditions et celles de leurs enfants. Un réel projet de territoire devrait se construire à partir de ce qui semble réaliste, concret, pertinent plutôt que de parier sur la fabrication d’une image, celle d’un territoire « de destination, ou l’on vient vivre des expériences, se cultiver, jouer, découvrir ! ».
Face à un territoire singulier stigmatisé : renforcer les services publics et s’attaquer à la fracture nord/sud
Le “Manifeste pour un territoire à vivre” présenté mardi 28 juin en conseil de territoire s’attache à ne relever que des éléments qui répondent à une stratégie d’attractivité, de mise en valeur voire de mise “en vente” du territoire. La question des services publics en est absente.
Or, quelques éléments donnent un aperçu des difficultés et des discriminations qui marquent le territoire : un tiers des postes d’assistantes sociales ne sont pas pourvues à Saint-Denis. On frôle les 70% dans le département et les besoins sont colossaux. Concernant les professeurs non remplacés, la perte d’heures d’enseignement pour les élèves est abyssale.
Il est temps de prendre en compte cette stigmatisation et particulièrement la manière dont la population - les jeunes en particulier - vit ces injustices, le mépris que la situation révèle à leur endroit et la défiance voire le rejet des institutions que cela induit chez eux.
Contrecarrer les données socio-économiques marquées par la précarité, la pauvreté devrait constituer un objectif majeur du projet territorial : développer un fort service public de la petite enfance, de l’éducation, de l’insertion et de l’emploi, d’alphabétisation et de maîtrise de la langue, de la sécurité et de la justice, de la protection de la jeunesse. Au fond, il s’agit bien de ne pas renoncer à rendre concrète l’égalité des droits qu’est censée garantir la République.
Un réel projet de territoire ne peut pas non plus renoncer à rééquilibrer les offres de services urbains, de transports et d’équipements divers, entre le sud et le nord du territoire sur l’arc Epinay-Villetaneuse-Pierrefitte-Stains. Le T11, la prolongation du T8 jusqu’à Paris, la gare du Grand Paris Express aux six Routes contribuent au désenclavement mais il faut poursuivre en ce sens. A défaut, l’attractivité métropolitaine poursuivra ses effets inégalitaires d’une façon concentrique à partir de la capitale.
Recoudre le territoire fracturé par ses infrastructures
On lit dans le document : “Des atouts géostratégiques majeurs constituent des spécificités par rapport aux autres espaces de la métropole, et permettent ce changement d’image : infrastructures, proximité des réseaux et des centralités, porte d’entrée nord de Paris, et positionnement sur un axe important de flux de voyageurs. A ceux-ci s’ajoutent les nombreuses centralités sportives, culturelles et patrimoniales à rayonnement métropolitain”.
Mais on ne voit pas en quoi les infrastructures de transport constitueraient des atouts pour le changement d’image souhaité. En effet, la gare centrale, celles du RER B et D, le T1 et le prolongement des lignes de métro existent depuis un bon moment. S’il est vrai que les tramways T5, T8, T11, la rénovation de la gare centrale, celle de Pleyel et celle des Six routes constituent des avancées en matière de mobilités, ils accentuent aussi en partie une logique métropolitaine qui renforce l’attractivité du centre, le centre-capitale.
Et surtout pas un mot sur les impacts négatifs en termes de cadre de vie et d’environnement de certaines infrastructures. On ne peut mettre sur le même plan le T11, le T8 bientôt prolongé, l’autoroute A1, porte d’entrée nord de Paris, ou l’autoroute A86.
Ce point aveugle du projet de territoire sonne comme un abandon de l’ambition de réparer, de recoudre le territoire fracturé par ces infrastructures, de reconquérir ces espaces autoroutiers et y substituer une robuste trame verte.
Au sud, pas un mot sur le devenir de la partie sud de la Porte de Paris, sur le besoin d’un parc de plusieurs hectares contiguë au canal. Longtemps défendu par des collectifs, ce parc est-il toujours retenu aujourd’hui ?
Vers l’ouest, ne doit-on pas y développer une coulée verte depuis le boulevard Anatole France, connectée au futur parc de la Plaine Saulnier et au terrain aujourd’hui propriété de Weepee ? Cette coulée verte déboucherait sur le canal à la Maltournée, connectée elle aussi à la Seine, créant un continuum entre Pleyel, Confluence, La Briche et les bords de Seine d’Epinay.
Vers l’Est, pourquoi ne pas réaliser la couture entre La Courneuve, Les Cosmonautes, le collège Jean Lurçat, Marville et ainsi, par la reconquête d’espaces en direction du nord sur le tracé autoroutier de l’A1, redonner aussi pleine vie aux jardins du Fort de l’est ?
Pas un mot en effet n’est dit sur le devenir de l’autoroute A1, balafre qui scinde le territoire, facteur de nuisances majeures alors qu’un passage du document évoque comme essentielle la question de la qualité de l’air.
“Il est urgent de mettre un terme à cette insupportable coupure urbaine” disait Mathieu Hanotin parlant de l’enfouissement de l’A1 comme une " impérieuse nécessité "
Du Fort de l’est, il en était pourtant question dans un « ouvrage » intitulé Et si la banlieue… – Saint-Denis – signé de l’actuel président de Plaine Commune et maire de Saint-Denis, Mathieu Hanotin : « Dix hectares au bas mot – plus, si l’enfouissement de l’autoroute A1 est un jour programmé, ce pour quoi je plaide. Actuellement, il s’agit d’un espace gelé. Une part de non-ville qui, au nord, isole le quartier des Cosmonautes et prive de toute communication avec le nord de la ville le quartier Francs-Moisins-Bel-AIr. […]. Enfin, on ne peut pas parler des grands chantiers du nord de Paris sans rappeler l’impérieuse nécessité de l’enfouissement de l’A1 sur la totalité de son trajet en zone dense, c’est-à-dire de là où elle sort de terre avenue du Président-Wilson jusqu’au Bourget. Il est urgent de mettre un terme à cette insupportable coupure urbaine, que les pouvoirs publics des années soixante ont imposée aux populations laborieuses de la Seine quand les bourgeois de l’Ouest parisien étaient protégés des nuisances autoroutières par des tunnels. » (p. 68).
Le projet de territoire semble bien renoncer à recoudre le territoire, à reconquérir de la surface, plusieurs hectares en l’occurrence, permettant de créer cette immense coulée verte sur le tracé de l’A1 jusqu’au Bourget. C’est renoncer rendre le parc accessible à la ville dont il portait le nom, La Courneuve, avant d’être nommée du nom de celui qui l’a porté au nom du département de la Seine Saint-Denis, Georges Valbon. C’est renoncer à libérer des milliers d’habitants des nuisances sonores et atmosphériques qui leur ont été imposées par cette infrastructure autoroutière. C’est renoncer à libérer le territoire de cette servitude.
Qui peut croire, à moins d’épouser strictement le projet urbain parisien et ses intérêts, que cette portion de l’A1 en zone dense pourrait muter en boulevard urbain ?
Qui peut croire qu’entre le Bourget et Saint-Denis, il s’agirait de domestiquer le flux automobile par une série de feux de croisement, de passages qu’emprunteraient les piétons sans compter les différents niveaux d’altimétrie représentant des obstacles évidents ?
Cela reste un enjeu urbain majeur d’effacer cette fracture dont les impacts dépassent de loin les bénéfices pour les quartiers Bel Air, Franc- Moisin, Cosmonautes, Les 4000 et d’autres parties enclavées de la Courneuve.
Développer une économie du soin : des sols, de l’air, de l’eau, prendre soin du vivant.
Les aménités auxquelles nous avons longtemps tourné le dos, négligées, polluées même, sont là : la Seine, le canal, les jardins, etc. Elles constituent des armatures essentielles pour le territoire. Elles sont des traits d’union avec d’autres territoires, qu’ils soient des sites de biodiversité ou d’intensité urbaine.
Les jardins en effet sont là : Cornillon, Fort de l’est, Aubervilliers, Fosse Sablonière, Les Tartres, Cité jardins de Stains, Cité jardins de Blumenthal, Jardins des Joncherolles, Paris XIII. Terre productrice où s’enracinent pratiques culinaires, mémoire familiale, mémoire des anciens, creuset des pratiques de résilience, du soin et de la sobriété.
La reconquête d’espaces consiste aussi à requalifier, densifier, restructurer de grands espaces de très faible densité, peu qualitatifs et qui cumulent tous les aspects négatifs de l’étalement urbain sans en générer les « bénéfices » (accès à des espaces verts, naturels ou naturalisés). Il s’agit de vastes espaces dédiés à des activités industrielles, de stockage, de vente, qu’il s’agirait de densifier, de regrouper. Cela concerne différents secteurs à l’image de la zone d’activité Jean Mermoz à La Courneuve, de la zone d’activité rue Charles Michels à Saint-Denis, du linéaire de la route de St Leu à Villetaneuse, des avenues Elisée Reclus et Lénine à Pierrefitte, du Parc d’activités de la Cerisaie à Saint-Ouen et de l’immense foncier compris entre la rue Pierre, la rue des Docks, le Boulevard Victor Hugo et la Seine (30 ha).
Faire se rencontrer la singularité du territoire avec la transition écologique, donner du sens au mot développement
Plutôt que de parier sur un unique modèle économique fondé sur le tourisme et le développement d’infrastructures hôtelières, Plaine commune ne devrait-il pas plutôt s‘appuyer sur le savoir-faire des habitants du territoire, leur capacités, leurs besoins. Structurer, renforcer, accompagner des pratiques de résilience qui favorisent l’autonomie et l’émergence d’emplois non délocalisables et créateurs de valeurs d’usage : construire, isoler, réhabiliter, réparer, recycler, faire pousser, récolter, partager, transmettre.
Développer par là même une économie du soin. Des sols, de l’air, de l’eau. Une économie du soin des autres. Une économie fondée et productrice de valeurs qui donnent aussi tout son sens à l’ambition d’un territoire éducatif.
L’articulation, l’hybridation entre de nouveaux espaces verts, des espaces publics végétalisés et des activités tournées vers notre patrimoine de terre nourricière doivent être aussi des vecteurs majeurs de la transition.
La singularité du territoire rend d’autant plus nécessaire et possible cette bifurcation écologique que le document souligne à juste titre la sociologie du territoire, sa pyramide des âges, ses pratiques associatives, son dynamisme.
Ce sont autant d’éléments favorables à la mise en œuvre de ce type de projet quand on connaît l’appétence et l’adhésion croissante des jeunes générations à des modes de vie en adéquation avec les impératifs environnementaux face à la crise climatique : « 45% de moins de 30 ans, territoire le plus jeune de France, ses atouts universitaires historiques et récents (47.000 étudiants et 4.500 enseignants chercheurs, 2 universités, le campus Condorcet ), le fourmillement d’initiatives locales (près de 7.000 associations, 70 lieux d’innovation sociale culturelle et économique, 3.300 établissements de l’ESS, un taux de création d’entreprises de 25 pour 1.000 habitants supérieur aux valeurs départementales, régionales et nationales. »
Les pistes que nous évoquons semblent bien plus sérieuses, opportunes, nécessaires et pérennes que la substitution d’un modèle basé sur le développement hôtelier, l’offre de services, le tourisme généraliste, patrimonial, culturel et d’affaires à celui antérieur, présenté comme destiné à l’immobilier de bureau.
N’est-ce pas le débat qui a manqué au conseil de territoire du 28 juin ? N’est ce pas là le vrai débat dont ont été exclus les citoyens ?