Comment est-on passé des bibliothèques communales à un service mutualisé de lecture publique à Plaine Commune ? Comment ce changement a-t-il été vécu par les personnels ?
Sonia Gomar : C’est avec beaucoup de crainte que nous avons appréhendé le transfert d’une compétence communale à la communauté d’agglomération. Pour plusieurs raisons : d’abord l’éloignement des prises de décisions. Les personnels craignaient également de n’être plus que des pions que l’on aurait déplacé au gré des besoins. Ils redoutaient en même temps la mise en place d’une superstructure qui centralise tout jusqu’à l’acquisition des documents. En bref, la peur de perdre la maîtrise de tout ce qui constitue nos cœurs de métiers : gestion des budgets, des commandes (acquisitions), transmission/ conservation, animation... On nous prédisait un avenir radieux (plus de tout !) et nous, nous nous disions qu’il y avait forcément un loup derrière cette pseudo euphorie qui risquait de se traduire en réalité par une recherche d’économie. Mais ce que nous n’avions pas prévu et qui a modifié profondément le métier est le fait que des pans entiers et non des moindres, des domaines traditionnellement rattachés à l’ensemble du périmètre de la Culture s’en trouvaient brusquement écartés tels les musées, les théâtres, les cinémas, les conservatoires de musique et de danse. Nous étions subitement amputés par la perte de tous nos partenaires privilégiés, ceux avec qui nous élaborions des projets communs, ceux avec qui au fil des années nous avions réussi à tisser des liens bénéfiques pour nos publics respectifs. Il nous a fallu faire le deuil, notre champ d’intervention se rétrécissait.
Le changement a-t-il produit d’autres effets négatifs selon toi ?
Ce n’était qu’un début, sur le plan hiérarchique, nous subissions aussi des modifications : d’une direction locale mettant parfois les mains dans le cambouis, nous nous retrouvions avec une entité "Lecture publique Plaine commune", chapeautant toutes les bibliothèques du réseau soit 9 villes, avec ses locaux propres près de l’Académie Fratellini. Les "heureux élus" n’étaient donc jamais intégrés au planning de service public des bibliothèques et avaient un fonctionnement purement technocratique et une méconnaissance totale des publics ! Ce qui ne les empêcha nullement de décider pour tout le monde des grandes orientations en matière d’acquisition et d’animation ceci à la faveur d’indicateurs que permettent les nouvelles technologies et les phénomènes de mode...Toutes ces transformations furent accompagnées d’un management que le privé ne nous aurait pas envié. La souffrance au travail a commencé à s’installer durablement : les changements intempestifs de logiciels, les choix de documents confiés à des éditeurs commerciaux, les périodes de désherbage intensif et quasi à l’aveugle, la gestion hyper centralisée des budgets ainsi que l’introduction des bornes (ou automates) ont achevé de nous éloigner toujours plus de nos cœurs de métier et par là même de nos publics. On nous avait promis des lendemains qui chantent, certains d’entre nous, las d’attendre sont partis voir ailleurs... d’autres, sont encore en dépression !
Mais tu ne vois aucun aspect positif dans cette démarche ?
La fameuse mutualisation des moyens a sûrement aidé à la construction de nouvelles médiathèques sur le territoire et à la modernisation d’autres. Un tel retard avait été pris par certaines villes que chaque nouvelle création attendue depuis longtemps par les personnels et la population était une fête.
Au fil des années, on a commencé à entendre parler de "lieu de vie", d’un endroit où l’on peut se poser, prendre un café, échanger sans pour autant emprunter quoique ce soit. Pour ma part, je n’ai rien contre, même si je considère que toutes les bibliothèques dans lesquelles j’ai travaillé ont toujours été des lieux de vie mais "c’était avant".
Revenons sur ce que tu appelles la perte des « cœurs » de métier, peux-tu préciser ?
Avant l’introduction des automates qui font que vous n’avez plus aucun moyen d’échanger sur ce que l’usager emprunte puisque vous ne voyez plus rien, idem quand il restitue les documents alors qu’autrefois, le fait d’enregistrer nous mêmes les docs permettait d’engager des conversations, de jouer notre rôle de "passeurs" ou tout simplement de faire du lien.
Au cours des dernières décennies, le métier a beaucoup évolué : nul besoin d’être en veille permanente pour repérer la pépite qu’il ne va pas falloir rater puisque c’est un éditeur commercial qui fait les listes. Autrefois, on essayait d’avoir une vision globale des nouveautés (livres/films/documents sonores), aujourd’hui, ce n’est plus nécessaire puisque notre domaine de compétence se réduit par individu à une discipline tout au plus. Il en va de même pour les supports. Tout ce qui pouvait exciter la curiosité a été laminé au profit d’une gestion comptable froide. Alors évidemment, on a moins de choses et moins d’opportunités à partager avec l’adhérent ce qui donne le sentiment au personnel que son travail s’apparente de plus en plus à celui d’un salarié d’une grande enseigne d’autant qu’en matière d’animations cela ne va pas tarder à ressembler à Disneyland !
Comment cela est-il possible ? Tu forces le trait non ?
Les jeux vidéos ont pris la place de la lecture à voix haute ou de l’heure du conte en section jeunesse. On est aujourd’hui plus près du divertissement que de la confrontation avec des œuvres de création. Autrefois, on se faisait un point d’honneur à offrir à nos lecteurs ce qu’ils ne pourraient voir ailleurs, inutile de plagier la télévision et consœurs... Nous cherchions à leur donner à voir la beauté, l’émerveillement ou des rencontres qui interrogent... Or, les activités pratiquées ces dernières années sont proches de celles qu’on connaît en ludothèque ou en centre de loisirs ce qui explique que les personnels des bibliothèques frôlent la crise identitaire et souffrent de voir ce qui faisait l’essence même de leur métier disparaître !
Ajoutez à cela le travail du dimanche sans aucune concertation avec les intéressés et vous avez toutes les conditions réunies pour aller à l’explosion. Trop c’est trop !
Vois-tu des spécificités à l’exercice de ce métier sur une ville comme Saint-Denis, un territoire comme Plaine Commune ?
Dans le passé, nous nous sommes battus pour maintenir la gratuité d’accès dans nos équipements, les élus de l’époque nous ont soutenu et tous ensemble nous avons gagné cette bataille essentielle. Le service public, c’est cela : l’égalité de traitement, l’argent ne doit pas être un frein à l’accès aux documents. C’est très important mais il va sans dire que d’autres écueils existent. On ne peut que se féliciter qu’à Saint-Denis, le choix ait été fait de créer des bibliothèques de proximité plutôt qu’une médiathèque unique en centre ville, l’importance aussi de conserver les bibliobus qui peuvent se rendre dans les endroits les plus reculés et les moins bien desservis. Ils ont l’avantage en plus, de ne pas être impressionnants, ils rappellent un peu les "food truck" alors que certains bâtiments sont si monumentaux qu’ils peuvent en dissuader plus d’un car s’apparentant facilement à « des temples de la culture, réservés à une élite ». Toutes ces questions relatives à l’accessibilité et à l’architecture sont d’importance, on ne doit pas les négliger.
A ton avis que faudrait-il mettre en place pour renforcer et répondre à cette mission de service public ? Quelles propositions concrètes ?
Peut-être doit-on continuer à s’ouvrir sur l’extérieur, cela se fait déjà depuis longtemps (Maisons de retraite, crèches, parc de la Courneuve en été et autres dispositifs qui nécessitent des moyens humains). La formation des personnels est à privilégier, or c’est souvent la portion congrue car nous fonctionnons souvent à flux tendus et la continuité du service public doit être assurée. Le travail de fourmis effectué auprès des scolaires est capital, ce sont les enfants qui la plupart du temps attirent leurs parents jusqu’à nos équipements suite à une première visite avec l’école. L’introduction du spectacle vivant dans nos sites a aussi participé à la découverte, au plaisir, à l’échange, à l’acquisition de connaissances comme avec la Cie Terraquée pour une approche ludique des maths.
On pourrait toutes et tous travailler dans des villes plus "faciles" que celles rattachées à Plaine Commune mais beaucoup d’entres nous ont le service public chevillé au corps et ici, même si ce n’est pas de tout repos, on se sent vraiment utile et ici plus qu’ailleurs, il faut développer parfois, des trésors d’ingéniosité pour transmettre, partager, jouer notre rôle de "passeurs". On se targue aussi d’avoir plus de 140 nationalités, dans ce domaine là aussi, il y a matière à creuser, à chercher, à explorer. Pour toutes ces raisons j’ai envie de dire que bibliothécaire, c’est un métier magnifique, qui, comme les infirmières, mérite d’être revalorisé, alors, cessons de leur asséner des coups, asseyons-nous et discutons, de grâce !
Notre précédent entretien avec Laurent et Gildo, bibliothécaires à Plaine Commune et syndicalistes.