« Pourquoi refusent-ils nos propositions de réagencement du marché place du 8 mai 1945 ? C’est tout ce que nous demandons, mais la ville se fait un malin plaisir depuis 6 mois à nous ignorer ». Entretien avec un commerçant.

, par Michel Ribay

Le blog de Saint-Denis a souhaité faire un bilan d’étape du déplacement du marché de la place Jean Jaurès à la place du 8 mai 1945. Nous avons interrogé un commerçant qui a souhaité rester anonyme tant les relations avec la mairie se relèvent conflictuelles depuis plusieurs mois. Aujourd’hui, les échanges sont au point mort et des recours en justice sont en suspens. Dernière information en date, qui ne devrait pas concourir à l’apaisement, la ville souhaite procéder à une augmentation très substancielle (20 %°) du prix des emplacements.

Nous avons aussi interrogé le président du syndicat des commerçants non sédentaires, Mourad Mekhloufi et le maire adjoint au commerce, Rabia Berraï, dont nous attendons les réponses pour une prochaine parution.

A quelque jours près, cela va bientôt faire six mois que le déplacement du marché qui se tenait place Jean Jaurès est installé place du 8 mai 1945, quel premier bilan on peut en tirer, vos craintes se sont-elles dissipées ?
Ca fait oui six mois qu’on a été déplacés. Les commerçants installés place du 8 mai 1945 sont exclusivement des commerçants issus de la place Jean Jaurès. Le constat se résume en un seul mot : l’échec. C’est le mot qui qualifie le plus objectivement le déplacement. Echec sans pointer du doigt un quelconque responsable, je laisse le soin aux initiés de le faire. C’est un échec tout simplement car la première chose qu’on recherche quand on est commerçant c’est la viabilité commerciale d’une entreprise, d’une activité. Et cette viabilité est mise en péril…

Fragilisée peut-être ?
Non. Fragilisée c’est quand on perd une partie conséquente de son chiffre d’affaires mais que cela reste encore viable commercialement. Là nous avons franchi ce seuil de viabilité commerciale, clairement pour certains ce n’est plus viable. Il faut savoir que des commerçants aujourd’hui sur la place du 8 mai 1945 ne peuvent plus se rémunérer. Cela, c’est une réalité. Après on peut juger de leur capacité à entreprendre ou pas mais c’est d’abord le constat. Une partie très majoritaire des commerçants n’arrivent pas à mettre leur compte à l’équilibre. Mais vous allez me dire : pourquoi des personnes qui n’arrivent pas à mettre leur compte à l’équilibre sont encore là. Il y a plusieurs raisons à cela. Certains ont d’autres activités ailleurs qui leur permettent de renflouer les caisses à Saint-Denis. D’autres ont une trésorerie qui leur a permis jusqu’à maintenant de faire face aux traites qu’ils avaient à régler pour les six mois passés. Pour les commerçants déplacés, une moitié de l’année 2022 de leur activité s’est déroulée sur la place Jean Jaurès, ils ont pu dégager quelques bénéfices, bénéfices qui aujourd’hui servent à renflouer les déficits des derniers six mois place du 8 mai 1945.

Mais combien de temps cela peut-il durer ?
Pour des raisons diverses ces commerçants sont encore là aujourd’hui. Combien de temps ? Bien malin celui qui peut le dire. Il sont encore là car le commerçant est quelqu’un de persévérant de nature, par la difficulté de nos activités, on est amené à se confronter à des handicaps, à des imprévus qui font qu’on doit surpasser ces difficultés pour garder la tête hors de l’eau. Je ne suis pas certain que cela tiendra bien longtemps malgré tout. La photographie est donc aujourd’hui un peu biaisée, une fois les réserves épuisées, on ne pourra plus payer les fournitures, le personnel, les charges sociales, l’emplacement, dont au passage, le maire vient de nous faire part de sa volonté d’augmenter les loyers. La ville souhaiterait rattraper en une seule fois le fait qu’il n’y a pas eu d’augmentations ces cinq dernières années. Est-ce légal, est-ce vraiment le moment opportun ?

Compte-tenu de la situation actuelle ? Dans quelle proportion ?
Oui. Surtout dans ce contexte. Même si nous étions encore place Jean Jaurès, un propriétaire ne peut pas se réveiller au bout de plusieurs années et dire « Je ne vous ai pas augmenté depuis 2017, je vais rattraper cela ». Le pourcentage d’augmentation serait de l’ordre de 20%.

Le déplacement du marché s’est fait dans une période où l’activité économique était déjà fragilisée. Aujourd’hui combien de commerçants vont pouvoir tenir, absorber les chocs successifs : la Covid, le transfert, l’inflation qui pèse sur le budget des ménages ?
Il faudrait faire un inventaire précis, mais je connais déjà des commerçants qui ne déballent plus place du 8 mai 1945, une quinzaine de commerçants ne déballent plus le mardi de manière régulière, leur activité étant déficitaire. Le déplacement arrive à un moment où la conjoncture économique est mauvaise, elle a été dégradée par la période Covid qui a été très dure.

Des commerçants ont, semble-t-il, pris une seconde activité ?
Oui, j’en connais, des activités de type UberEats, VTC, conducteur de cars… Des activités pour certains en salariés ou en free-lance car leur activité commerciale ne leur permettait plus de se rémunérer, d’en vivre. Cela en dit long sur l’échec de l’activité commerciale. Le déplacement du marché vers une zone non attractive pour le commerce, c’est le risque d’une hécatombe. Cela ne portera aucun fruit. Des enseignements, mais pas de fruit.

Pour les commerçants…
Même pour la ville, c’est perdant-perdant, et non comme cela a été présenté par la première adjointe, Katy Bontinck, en réunion publique, un projet présenté comme win-win (gagnant-gagnant). Je ne vois pas ce que la ville gagne en déplaçant des commerçants contre leur gré, vers une zone qui ne se prête pas à l’exercice de l’activité d’un marché, une zone enclavée entre deux lignes de transports en commun et dont les usagers sortent dos à cette zone. On superpose deux activités, un espace végétalisé sur lequel on est venu greffer une activité commerciale. Cela pourrait se marier mais cela se travaille, s’étudie. L’agencement du marché tel qu’il a été dessiné par la ville ne va pas, le refus de la ville de revoir l’agencement des stands fait l’objet de beaucoup de tensions actuellement.

La ville répondra sans doute que le succès viendra avec le temps et que de son point de vue la place Jean Jaurès végétalisée va parler à un certain nombre de Dionysiens…
Je peux l’entendre. Je suis Dionysien. C’est tout à fait audible pour moi. C’est pas pour autant que j’adhère, car en tant que commerçant j’aurais préférer continuer à exercer là-bas. Le maire a voulu récupérer la place Jean Jaurès. Très bien, je peux comprendre. Nous n’étions pas d’accord. Il peut nous comprendre. Chacun est dans son rôle. Chacun défend ses idées, ses convictions. Aujourd’hui dans l’état actuel des choses, en tout cas pour l’instant, sauf décision contraire de la justice, le maire a récupéré cette place et nous a transféré vers une place qui n’a pas été réfléchie, pensée et dessinée par des gens compétents. C’est ce que je lui reproche.

Mais à ce stade comment avancer ?
Je ne fais pas le procès de Mathieu Hanotin sur son mandat, c’est à la fin du bal qu’on paie les musiciens. La musique tourne, il joue sa partition. Je suis quelqu’un de très démocrate et loyal, j’accepte de perdre sur le terrain. Il a le droit de jouer, je ne suis pas d’accord avec sa musique. Par contre ce que je lui reproche et les élus de la ville sont silencieux pourquoi vous refusez depuis 6 mois, depuis septembre, d’entendre nos revendications, nos propositions de réagencement du marché, pour lui donner une meilleure attractivité là où vous voulez qu’il soit, place du 8 mai ? Pourquoi vous ne voulez pas nous entendre, inviter nos représentants à la table pour parler des choix possibles, pour améliorer les choses et garder la tête de certains au-dessus de l’eau. C’est tout ce que nous demandons mais la ville se fait un malin plaisir depuis 6 mois à nous ignorer.

C’est compliqué alors… comment …
Ce qui m’intéresse c’est d’avancer. Je suis dionysien, je suis né ici, j’aime ma ville. J’essaie de m’impliquer dans le monde associatif pour réfléchir à ce je souhaite pour le Saint-Denis de demain. Ce manque de concertation et ce mépris de Mathieu Hanotin et de son équipe pour les acteurs de terrain, je ne peux pas lui trouver d’excuse sur ce point là et uniquement sur ce point là. Je peux comprendre qu’il ait d’autres points de vue, je l’accepte mais à partir du moment ou tu me dis en quelque sorte « Tu n’as plus le droit de parler », là en tant que démocrate, en tant que personne qui respecte des principes fondamentaux d’une démocratie où l’institution qu’il représente est censée garantir les fondements et bien je me sens un peu insulté dans ma personne. Et même vexé car je me dis qu’un débat d’idée est impossible, ce sera toujours une ligne directrice autoritaire, arbitraire en mesurant le propos. Et puis pour celui qui n’est pas content ça sera comme ça. La gauche, la droite, personnellement je m’en fous, mais on ne peut communiquer dans ces conditions. Ce qui m’intéresse c’est ce que mon interlocuteur pense, il pourrait aussi me convaincre avec ses arguments mais il n’y a pas de débat. Si pour certains leur activité est mise en péril, il en sera en partie responsable.

Est-ce qu’un élément aurait pu vous convaincre ? Changer de méthode, c’est à dire prendre du temps, discuter avec vous comment aménager la place du 8 mai 1945, prendre acte que la période économique n’était pas la plus favorable ce qui pouvait conduire à déplacer le marché mais le faire plus tard, est-ce que cela aurait pu constituer un moyen de vous convaincre du bien fondé de cette décision ?
Il y a deux questions et deux réponses à cela. Oui c’est vrai s’ils avaient pris ce temps là et cette approche là, le déplacement se serait fait avec beaucoup moins de tensions et un peu plus de participation de notre part. Faut savoir que le syndicat, les représentants élus des commerçants ont dans un premier temps essayé d’accompagner la ville sur ce projet. Les représentants élus sont des gens extrêmement responsables. J’ai l’impression que plusieurs mois ont été perdus à négocier – négocier n’est pas péjoratif –à travailler avec les commerçants pour un déplacement dans les meilleures conditions. Une équipe représentative de la ville parlait au nom du maire. Et il y avait des engagements réciproques, qui avaient été pris, mais au dernier moment, au moment de l’annonce en direction des commerçants à la Bourse du Travail, le 14 février 2022, Mathieu Hanotin n’a pas tenu compte des engagements et il déroulé son programme. Les représentants des commerçants se sont retrouvés floués, après 4 mois de négociations, alors qu’on leur avait fait croire que cela se passerait dans un esprit win-win. Finalement la ville a retourné sa veste.

Février 2022, presque une date anniversaire, il y a un an donc …
Oui et c’est le point de rupture avec les commerçants, le moment où il revient sur toutes les négociations conduites avec le syndicat et les représentants élus. C’est à partir de ce moment là… Ils avaient fait semblant d’avoir une attitude de dialogue…

Une rupture de confiance donc…
Oui. On s’est rendu compte que les représentants des commerçants ont été manipulés pour tempérer les ardeurs des commerçants.

Les engagements portaient sur quoi ?
Les engagements portaient sur le dessin, l’agencement du marché place du 8 mai 1945, une continuité d’un linéaire commercial sur la rue Péri mais d’un seul côté, combler les emplacements vides sur le pourtour de la halle, une plus grande visibilité des emplacements sur la place du 8 mai 1945 et surtout un séquençage des stands cohérents et en adéquation avec l’activité d’un marché et l’identification d’un marché. Pour cela il faut mettre des commerces alimentaires en périphérie, si l’on met de la fripe en périphérie, cela peut porter à confusion avec une brocante.

Vos représentants s’étaient donc mis d’accord avec le maire ?
Non, pas avec le maire directement mais avec son équipe qui a travaillé avec nous pendant plusieurs mois. Le travail s’est fait avec son équipe après accord sur ces principes avec le maire. Puis les choses ne se font pas. Pas de jonction entre la halle et la place du 8 mai 1945, le placement se fera selon ses directives. Le résultat on l’a sous les yeux aujourd’hui.

Vous avez formulé des propositions en direction de la ville ?
Sur ce point, pour avoir une vue d’ensemble il faut plutôt se rapprocher du président du syndicat du marché. Juste une chose, aujourd’hui je sais qu’il y a des propositions liées au fait que les volants ne veulent plus venir et les places vacantes pourraient être repositionnées dessus. C’est une des propositions. Il y a, je le sais, 42 commerçants, soit presque la moitié des commerçants, qui ont formulé une demande déplacement à l’intérieur même de la place du 8 mai 1945.
Une partie est vide et toujours squattée par les vendeurs de cigarettes à la sauvette qui font énormément de mal à l’activité, mais cela on le savait, le maire avait promis une présence de la police municipale constante, 6 mois après, je ne les vois pas moi, si ce n’est sporadiquement pour faire des interpellations sur des personnes choisies au préalable. Ce qui est certain c’est que les vendeurs à la sauvette ont pris d’assaut le kiosque de journaux et c’est leur territoire, les clients et surtout les clientes n’osent plus traverser.
Voilà la situation, et aujourd’hui la ville dit clairement qu’elle n’accédera pas à nos demandes tant que le syndicat maintiendra ses recours juridiques et ces derniers temps, la seule fois où nos représentants ont été reçus c’était pour nous annoncer l’augmentation des places.

Vous avez des contacts avec les commerçants qui sont au sein de la halle ?
Oui, leurs sentiments sont partagés vis à vis de nous, ils comprennent très bien notre situation. Il y a à la fois de la compassion mais l’activité de la halle et du pourtour de la halle a bénéficié commercialement du déplacement de la place Jean Jaurès. Ils profitent d’une clientèle qui venait de Saint-Ouen, de Paris même, Guy Mocquet, une clientèle avec un pouvoir d’achat plus important que la clientèle dionysienne et qui ne va pas jusqu’à la place du 8 mai 1945. Leurs sentiment sont donc partagés, ils sont coincés. Nous souhaitons que tous ensemble nous puissions faire un bilan de la situation et discuter de l’avenir.

Il avait aussi été évoqué par la ville de développer des activités décentralisées du marché dans les quartiers. Est-ce que ce n’était pas un moyen d’absorber économiquement les effets du transfert ?
Non. Pour les quartiers cela aurait pou constituer une animation dans les quartiers, sous une forme de brocante, de foires mais cela n’a pas de sens économique, d’entreprenariat en continu. Notre activité qui peut apparaitre comme une activité de marché de forains qui pourrait se transporter ailleurs, s’exporter c’est faux. Il y a une dynamique, une synergie, une cohérence qu’il faut trouver dans l’emplacement, la gestion des flux qui alimente l’emplacement, les transports qui desservent l’emplacement pour une activité commerciale pérenne. Cela ne peut se transporter, être reproduit comme cela dans un quartier en déplaçant des stands sans prendre en compte tout ce qu’il y a autour. Ce n’est pas viable commercialement. Cette idée de décentralisation ne semble pas abandonnée et le déplacement place du 8 mai 1945 ne serait qu’une transition et pas une finalité. Le fait que le maire n’accepte pas nos propositions, ne nous accepte pas à la table pour dessiner un vrai marché place du 8 mai 1945, nous inquiète pour la suite. Beaucoup de commerçants ressentent cela et c’est ce qu’ils redoutent.

Avez-vous des échanges, a minima des points d’information, en tant que commerçants sur la rénovation prévue du centre commercial Basilique ?
Non. Rien du tout. C’est pourtant essentiel. On est bien au courant parce qu’on suit ce qui se passe par nos liens avec des associations mais officiellement non. Mais il faut se rendre compte que les commerçants ne sont même pas conviés à la table qui s’occupe de la gestion de leur propre marché. La suppression de la Commission Mixte Paritaire mis en place il y a très longtemps illustre le choix de la municipalité. Cette suppression a en plus un caractère vexatoire, elle n’était que consultative, le maire avait de toute façon le dernier mot. C’est humiliant de nous dire en fait même votre avis ne m’intéresse pas.