« Il s’agit à la fois d’une belle expérience d’artisan, d’un bilan globalement positif et aussi d’un échec d’une politique commerciale qui a cessé rapidement d’être accompagnée par la nouvelle municipalité. » Un entretien avec Eric Legros, ancien exploitant rue Gabriel Péri, de Place au Fromage.

, par La Rédac’

A l’occasion d’un article sur le commerce dionysien que nous publions ce lundi 29 avril et qui apporte quelques éléments sur ce qui s’est passé ces derniers mois, nous avons interrogé un ancien commerçant qui relate son expérience et les difficultés rencontrées de son commerce, Place au fromage, qu’il a ouvert fin 2019, rue Gabriel Péri, et les raisons d’un échec. Entretien avec Eric Legros.

Le Blog de Saint-Denis – Comment êtes-vous passé d’une présence sur la place Jean-Jaurès, d’une activité de marché à une activité sédentaire, celle de Place au fromage, rue Gabriel Péri ? Comment s’est monté votre projet commercial ?
Eric Legros – En décembre 2018, au sortir de la Foire des savoir-faire de Saint-Denis, rue de la boulangerie je croise Franck Lannois qui m’accueille dans la pâtisserie de sa maman rue Gabriel Péri : il me dit si tu cherches un local, la mairie vient d’acquérir la boucherie de Carlos... Trois jours plus tard après réflexion j’appelle Franck pour lui faire part de mon intérêt qui m’indique que Didier Paillard, adjoint au commerce, a laissé son numéro de téléphone à mon intention.
En janvier 2019, Didier Paillard me reçoit à la mairie et me parle du projet de la foncière : acquérir 83 nouveaux commerces en dix ans rue Gabriel Péri et rue de la République avec des loyers attractifs, progressifs et la possibilité de racheter les murs au bout de 4 ans. Il ne m’en faut pas plus pour comprendre les enjeux et proposer à Didier Paillard de devenir le premier de ces nouveaux commerçants. L’activité de marché est donc une conséquence et le point de départ de ma décision d’ouvrir une boutique. Je suis arrivé le 1er mars avec mon cheese-truck et d’emblée, par respect, je suis allé saluer Pierre, le fromager installé dans la halle. Je suis resté place Jean Jaurès le temps des travaux de la boutique jusqu’au 30 octobre, puis j’ai ouvert le 4 novembre 2019.

– Le montage financier ? Les travaux ? Votre apport personnel ? Qu’est ce que cela représentait ?
E. L. – J’ai rencontré Sandrine Morel, directrice de la Foncière en février 2019, le principe de la Foncière a été voté en juin au conseil municipal et j’ai signé un bail classique en juillet. Deux prêts ont été contractés avec la Bred, à l’agence de Montreuil pour un total de 92 000 euros et j’ai obtenu un prêt d’honneur de 25 000 euros par Initiative Seine-Saint-Denis. Nous avons commencé par déposer tout ce qui concernait l’exploitation d’un commerce de boucherie puis à la signature de l’état des lieux, avec Jean Lerouët, l’architecte que j’ai rencontré en mars 2019, nous avons conduits les travaux d’aménagements intérieur… avec une surprise de taille : deux murs porteurs menaçaient de s’écrouler ! Il nous a fallu procéder à des reprises de charge. Heureusement, le nouveau syndic de copropriété, comme les services de la mairie ont joué le jeu au cœur de l’été pour avancer. L’enjeu était pour moi de retarder le moins possible l’ouverture de la boutique (prévue initialement en septembre). Ainsi, ce projet a aussi contribué à sauver cet ensemble historique.

Vous avez fait le pari d’une possible activité commerciale ici alors qu’une offre existait et existe toujours au sein du marché, ainsi que celle, bien entendu d’une autre nature en grande distribution ? Sur quoi fondiez-vous ce pari ?
E. L. – En bon chef d’entreprise j’ai fait le pari qu’une activité commerciale de type fromagerie de proximité était possible sous certaines conditions. L’emplacement, même s’il n’est pas le plus proche des flux du marché est situé au cœur du quartier historiquement noble de Saint-Denis, proche d’une locomotive, une enseigne aujourd’hui disparue : la pâtisserie Lannois (ouverte en 1956 et fermée en 2022). J’ai aussi été porté par les clients que je rencontrais avec mon cheese-truck à la foire des savoir-faire. « On aime ce que vous faites, pourquoi ne pas venir au marché ? » « Pourquoi ne pas ouvrir une boutique à Saint-Denis ? » Enfin, le projet a été soutenu par la mairie qui avait intérêt à promouvoir une diversité de l’offre pour satisfaire la pluralité des demandes. Et puis, être le premier à ouvrir pour bénéficier d’une couverture médiatique importante, ce qui fut le cas. Le Parisien a même titré « Saint-Denis, 110 000 habitants, enfin une fromagerie ! » Et la une du Journal de Saint-Denis. La mairie a sorti une « Une » également au moment de l’inauguration.

Ce pari n’était-il pas trop optimiste ? Et au regard du porte-monnaie modeste des Dionysiens, les prix pratiqués n’étaient-ils pas sinon excessifs du moins déconnectés des possibilités financières des clients ? L’emplacement n’était-il pas aussi trop éloigné de l’énorme flux en direction du marché ?
E. L. – Il s’agissait d’un pari audacieux qui supposait l’adhésion de la population, le soutien des commerçants et une volonté sans faille du politique quant au développement commercial de la ville. Ces trois facteurs ont été, dans un premier temps, au rendez-vous : en juin 2019, cinq porteurs de projets ont déposé un dossier d’ouverture de commerce (dont la maison Lantier qui a ouvert en juin 2023). Geneviève Lannois a été une formidable porte-voix de ma fromagerie et j’ai toujours la plante grasse qu’elle m’a offerte en guise de bienvenue. Quant aux clients, ils sont venus en nombre et m’ont soutenu tant qu’ils ont pu. Ma politique commerciale a été d’offrir des produits de très bonne qualité à un juste prix : j’ai fait le pari de marger peu pour vendre plus et plus souvent. Ce qui a été pertinent au début.

Peu de temps après votre début d’activité, en novembre 2019, ce qui est très peu pour un commerce qui se lance, la crise sanitaire du Covid éclate. Comment cette séquence a été gérée et quelles en ont été les conséquences dans votre prévisionnel ?
E. L. – Dès l’ouverture, j’ai vite été confronté à trois événements majeurs : les grèves dans les transports en commun, le mouvement des Gilets jaunes puis la pandémie. Pourtant, ces événements ont été favorables au développement de l’activité de la fromagerie. Pendant le premier confinement, par exemple, je n’ai jamais autant si bien travaillé ! 45 jours d’affilée, du matin au soir et seul car, comme beaucoup je n’ai pas pu anticiper de telles conséquences, et en ce qui me concerne, un dépassement d’objectif en si peu de temps !

Quel a été le rôle de la Foncière "Saint-Denis Commerces" [1] au lancement d’activité à ce moment là et par la suite ? De quel accompagnement avez-vous bénéficié ?
E. L. – Le rôle de la Foncière a été d’organiser des mises en relation entre des prospects et des fournisseurs. Ainsi, grâce à elle, j’ai pu proposer une liste de produits en direction d’habitants de La Plaine, que des vélos-cargos avec glacière acheminaient. Cette expérience m’a conforté dans l’idée de créer un site marchand ce qui fut fait en septembre 2020.

Quel bilan tirez-vous aujourd’hui après cet échec commercial et la liquidation de l’entreprise ?
E. L. – Il s’agit à la fois d’une belle expérience d’artisan, d’un bilan globalement positif et aussi d’un échec d’une politique commerciale qui a cessé rapidement d’être accompagnée par la nouvelle municipalité. D’éducateur, je suis passé fromager avec un titre officiel d’artisan. Je suis d’ailleurs élu à la chambre des métiers et de l’artisanat de Bobigny. Mais je n’oublie pas qui je suis et d’où je viens. Aussi, en septembre 2020, au moment du procès des attentats de janvier 2015, j’ai choisi de soutenir les rescapés de Charlie Hebdo en affichant, semaine après semaine, les unes du journal, le temps du procès. Beaucoup de clients ont apprécié ma démarche et ont découvert en moi un militant, même si je considère - à tort ou à raison - qu’ouvrir une fromagerie dans le Saint-Denis de 2019 c’est déjà un acte militant. Comme professionnel, j’ai souhaité poursuivre, développer mon activité à Saint-Denis et j’ai pris langue avec la nouvelle municipalité pour négocier des emplacements pérennes avec mon cheese-truck : j’ai obtenu un emplacement pour la Fête des tulipes au printemps, puis à Bel été et j’ai continué à Bel hiver en 2021 et 2022. Dans le même temps, il était question que j’ouvre une seconde fromagerie à La Plaine et que je puisse en attendant y positionner mon cheese-truck. Tout ne s’est pas passé comme prévu.

C’est à dire ? Que vouliez-vous faire ?
E. L. – Fort du succès de l’activité et de la marque Place au Fromage créée, d’autres municipalités m’ont contacté et, par manque de volonté politique à Saint-Denis, c’est à Romainville que j’ai choisi d’ouvrir ma seconde fromagerie en septembre 2021, avec un plein succès au début. Mais le 15 août 2021, en chutant dans ma fromagerie de Saint-Denis, je me suis gravement blessé : ça a été le début de la fin de mon activité d’artisan-fromager. Puis en janvier 2022, la profession a perdu 20 % sur l’ensemble du territoire, du jamais vu ! Enfin, la guerre en Ukraine, l’inflation, les prix des matières premières a commencé à exploser comme celui de l’énergie et le pouvoir d’achat des français à se contracter très fortement. En mars, la pâtisserie Lannois ferme sans perspective à court terme d’un repreneur à la hauteur et les chiffres de mes collègues et les miens continuent de baisser, ce qui me fait dire que la rue Gabriel.. Périt ! Les travaux entamés en novembre 2019 pour faire tomber le café brasserie : « Le Montagnard » ainsi que les immeubles voisins restent en effet toujours en cours à ce jour et présentent un paysage dévasté. Le nombre de commerces acquis et ouvert par la Foncière est bien en-dessous du nombre prévu. Pendant ce temps, le « maire de Notre Saint-Denis » inaugure une rue de la boulangerie piétonne, décide de créer un centre ville apaisé (comme au Père Lachaise ?) et laisse ses équipes me louer un emplacement peu passant pour Bel hiver 2022 précédemment réservé aux toilettes lors de Bel hiver 2021 et sans dispositif de sécurité. De fait, par deux fois mon camion a été fracturé et la caisse emportée !

Une nouvelle activité de fromager va démarrer dans quelques jours, elle est annoncée pour le 2 mai. La reprise de l’activité ne démarre-t-elle pas dans de meilleures conditions ? Les travaux et équipements nécessaires ont été déjà réalisés par Place au Fromage, le repreneur exploite un commerce de même nature à Saint-Ouen, il semble bien partir dans une position économique beaucoup plus avantageuse et plus solide que vous ne l’avez été ? Au delà de votre déception, c’est une réalité objective ?
E. L. – En décembre 2022, j’ai alerté le Maire des difficultés sérieuses de mon activité. Il m’a alors assuré qu’il me trouverait un repreneur… En janvier 2023, je décide de mettre en vente mon réseau de fromagerie. Toute la profession est au courant. Toutes les fromageries alentours sont contactées : aucune ne souhaite venir s’installer à Saint-Denis. Sauf une, qui au lieu de me faire une proposition honnête de reprise attend patiemment que mon activité décline. De fait, quand mon activité est en redressement, il propose une offre à 3000 euros ! Puis, quand mon activité est en liquidation ce n’est pas le mieux disant qui emporte le marché. En effet, la municipalité via le nouveau directeur de la Foncière, Frédéric Bonnot (l’ancien directeur de cabinet de Mathieu Hanotin, démissionnaire ou démissionné fin août 2021 de son poste suite à ses écrits sur une boucle Whats’app au sein du cabinet du maire) retient la candidature d’un investisseur de Saint-Ouen. Pour 20 000 euros, payé comptant, il emporte le fonds de commerce, les actifs de ma société : le matériel (un montant de près de 120 000 euros), le cheese-truck historique et même le scooter ! C’est dans ces conditions, oui plutôt vraiment favorables (!) que se prépare à ouvrir le jeudi 2 mai prochain cette nouvelle fromagerie.

Ajout ce mardi 30 avril à 11h20. Eric Legros nous précise ce matin que le cheese-truck dont il est question n’aurait pas été récupéré par le repreneur car disparu du parking où il était garé.

Notes

[1« Saint-Denis Commerces » est une société d’économie mixte locale (SEML) dans laquelle la Ville est actionnaire majoritaire. L’objectif de cet instrument original de politique publique est d’acquérir environ 80 rez-de-chaussée commerciaux à l’horizon 2028 pour une surface de près de 8 000 m2. Avec l’acquisition de cellules commerciales via la SEML, la Ville entend réguler le foncier commercial et favoriser l’installation de nouveaux types d’activité.
Les actionnaires de la SEML : la Ville de Saint-Denis (65% des parts, 2,3 millions € au capital), le groupe public la Caisse des dépôts (25,5%, 1,2 million €), la société Cristal (5% et 200 000 €), la société Alan Peters (2,5% et 125 000 €), la compagnie de Phalsbourg (1%, 50 000 €) et Icade (1%, 50 000 €). Huit des douze sièges du conseil d’administration de la SEML sont occupés par des élu.e.s de la ville.