Place Jean-Jaurès. Grande gueule, petits bras

, par Michel Ribay

Deux ans de travaux précédés de fouilles archéologiques ont pris fin. Les palissades sont tombées et l’entièreté de la place Jean-Jaurès vient d’être dévoilée. C’est le Parisien dans son édition du 15 octobre 2021 qui révélait le projet impliquant le déplacement du marché vers la place du 8 mai 1945. Cette annonce avait surpris, choqués nombre de Dionysiens puisqu’il n’en avait jamais été fait mention lors des municipales en 2020. Bilan.

Ça y est. Le vendredi 28, précédent le jour d’inauguration, pendant qu’une équipe s’active à installer des bancs dans les allées, des enfants ont déjà investi l’aqueduc-toboggan. On sait que c’est le critère qui a été mis en avant par la municipalité lors d’échanges sur le sujet au dernier conseil municipal pour balayer les interrogations de l’opposition.

Un raisonnement totalement démagogique. On le sait, l’installation de quelques palettes ou tout autre objet auraient été investis par les enfants. Des centaines de milliers d’enfants, des millions jouent d’un rien, de trois fois rien, dans des espaces abandonnés, des interstices de la ville, des terrains vagues. L’imagination, le détournement du moindre objet suffit. Ce n’est donc en rien un critère de réussite.

Le projet de « requalification de la plus grande place du centre-ville et en pleine terre », annoncé en octobre 2021 hors de toute concertation, vient donc de s’achever.
La suppression d’arrêts de bus dans le centre ville y était en germe mais dissimulée et les Dionysiens le découvrirent par la suite. La gronde des usagers a suivi celle des commerçants déplacés contre leur gré. Elles sont toujours d’actualité même si la situation concernant la desserte en bus a évolué sous la pression de la mobilisation citoyenne, la municipalité lachant peu à peu du lest après avoir offert sur un plateau à IDF-Mobilités la dégradation d’un service public existant !

On ne reviendra pas plus sur les conditions dans lesquelles cette « requalification » a été lancée ». De nombreux articles du Blog s’en sont fait l’écho dont le premier, en date du 25 octobre 2021, soulevait de nombreuses questions.

L’objet de cet article est plutôt de dresser maintenant un état des lieux, de confronter l’état réel des lieux à ce qui avait été annoncé, aux intentions affichés du projet, aux objectifs assignés à cette requalification.

S’il s’agit de qualifier, quantifier précisément (on comptera) ce qu’il en est des transformations apportées à l’état initial de la place en matière d’objectifs environnementaux, on essaiera aussi de dégager les grandes lignes de ce qui aurait pu s’y faire, quels choix radicaux univoques ou multiples auraient pu être retenus tant ce qu’on nous dévoile, au regard de la cible première désignée, l’écologie, témoigne d’un manque d’audace et est dénué d’autres attraits notables, de magie, de surprise et osons le mot de poésie – au sens premier du mot : œuvre, création – urbaine.

Etat des lieux.

L’anthropologue Marc Augé, disparu en 2023, auteur de Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité paru en 1992, définie la notion de lieu par quatre caractéristiques : il doit être historique, identitaire, relationnel et chargé de sens symbolique.

Sans contestation possible cette place épousait ces caractéristiques. Un lieu nommé aussi bien place Jean-Jaurès que place du marché, en toute proximité de la Basilique, contiguë à l’hôtel de ville, débouchant sur une artère historique de la République menant à l’Eglise de l’Estrée, surplombée du geste architectural de Renée Gailhoustet, remplissait ces critères.

Elle était bien, dotée de ces quatre qualités, singulière et à l’opposé de ce que Marc Augé définissait comme des non-lieux, des espaces strictement fonctionnels nés de la mondialisation, standardisés et déshumanisés à l’image des gares, aéroports ou centres commerciaux…

Historique, identitaire, relationnel, chargé de sens symbolique, les Dionysiens et d’autres y tenaient commerce dans tous les sens du terme. Lieu de passage, elle était aussi lieu de flânerie, une des caractéristiques qui fait la ville.
Lieu de flânerie, entre autres et en particulier les jours où une brocante s’y tenait il y a quelques années. On y venait sans a priori, sans but précis, pour chiner ou y déambuler sans intention d’achat. Ou se prêter au jeu de la négociation au gré de l’offre, de la surprise d’une bonne affaire.

On y venait juste pour passer le temps, 10 minutes, une heure, sur le temps du déjeuner, une flânerie en ville où les lieux pour s’y adonner sont rares. Ce « rendez-vous des collectionneurs » comme il avait été – un peu pompeusement – baptisé a été stupidement supprimé.

Flâner. La rue de la République s’y prête, les soldes, les ristournes, les promotions, les toutdoitdisparaitre et autres prix cassés permettent à des milliers de personnes qui l’arpentent de ne pas n’être condamnés qu’au lèche vitrine. Cela reste une flânerie commerciale.

On se promène, en fait, plus au parc de la Légion d’honneur qu’on ne flâne en ville.

A qui viendrait l’idée d’aller flâner rue Paul Vaillant-Couturier, boulevard Marcel Sembat ou dans d’autres artères. Le long du canal sans doute, le long de la Seine assurément mais nous n’y sommes pas encore.

Sous les pavés, l’histoire

C’est donc dans des lieux comme la place Jean-Jaurès, la place des Tilleuls, ou des parcs – ouverts sur la ville – à l’exemple de Marcel Cachin (on y reviendra), que peuvent se déployer des espaces de rencontres, de repos, de flânerie, d’urbanité, de sociabilité en somme. Des places, des parcs, des espaces au sein des cités où se construit aussi, entre autres, le sentiment d’appartenance. On doit donc porter à ces fragiles et lentes constructions humaines la plus grande attention quand on y intervient.

Si l’usage premier de la place Jean-Jaurès – lieu d’échanges commerciaux – a perduré au fil du temps, ses attributs (plantée, minéralisée, replantée, « requalifiée ») ont autant variés que ses mésusages (parking sauvage, rodéos automobiles) ont été dénoncés, elle reste marquée, chargée d’Histoire. Ce qu’il faut préserver d’une manière ou d’une autre.

Son environnement, sa fonction comme son sous-sol regorgent d’Histoire, d’histoires.

On pourra à ce sujet regretter qu’aucune trace des vestiges historiques, que les fouilles ont révélés, n’ont été conservées, rendues visibles dans le projet. La déclivité de la place s’y prêtait ; différents endroits offraient la possibilité de faire coexister des assises contemporaines en gradins et des fondations anciennes aujourd’hui recouvertes, ensevelies sous terre, sous les pavés. Il était possible d’en laisser apparaitre des parties protégées. On sait faire. Afin de ne pas laisser ce lieu sans mémoire apparente. D’autant que la municipalité s’assigne des objectifs en matière de tourisme, d’hospitalité…
Qu’on nous explique donc cet effacement, cette incohérence…

Pelouse nulle part, arceaux partout

La couverture végétale de la place a évolué au fil des années.

On constatera et regrettera surtout que la promesse écologique tant vantée n’est pas au rendez-vous pour cette place en pleine terre. « Forêt urbaine » avait annoncé le maire. Ce n’était pour lui qu’un mot valise, il y mettait ce qu’il voulait bien y mettre.

Un mot valise dans lequel les mots y perdent sens, on y confond volontairement arbres et arbustes et force est de constater que le projet ne reconstitue même pas les prémisses d’une couverture végétale à l’égale de celle qu’a connue la place Jean-Jaurès. Ni en 1923 ni dans les années 80. Loin de là. Les photos en témoignent.

Sans même la reconstituer, la « place requalifiée » n’offre aucun endroit permettant de s’y poser, dans l’herbe, sur une pelouse par exemple. Cela se fait pourtant en pleine ville, en milieu dense, en ce mois de février même, à Paris, place des Vosges ou ailleurs.

Place Jean-Jaurès, on y a fractionné l’espace. En parterres, en allées surnuméraires, entourées à foison du même motif, l’arche. En pavés, en brumisateurs, des arceaux en matière de bordures.

Hormis les nécessités de dessertes pour les commerces existants ou celles liées à la sécurité incendie rien ne justifiait, si tant est qu’une ambition environnementale existait, de zoner pareillement ce vaste espace de pleine terre… au détriment de cette dernière pourtant si rare en milieu urbain !

Un vaste espace de pleine terre.

Ici l’on marche, ici l’on joue, ici l’on s’assoie, ici ça pousse. Du zonage. Sous couvert de mots censés charrier la modernité : l’apaisement, la résilience, on pratique le timide, le déjà vu, le sans saveur.

A-t-on peur que le Dionysien vienne fouler la pleine terre ? S’emparer de l’espace ? Y imprime librement ses usages ?

Un zonage ; des parterres délimités par des arceaux. Si l’on admet l’hypothèse – erronée – qu’ils seraient indispensables, ces arceaux métalliques ont pris la place de ce qui se fait pourtant ailleurs, depuis longtemps, d’une matière plus naturelle, des bordures… en bois.

De l’audace, encore de l’audace ?

En dernier lieu, il ne faudra pas faire le procès d’immobilisme ou de refus de gestes audacieux à ceux qui contestent les choix faits par la municipalité. Celle d’aujourd’hui a souvent moqué les choix précédents – pointer en 2020 ce qui s’est fait place René Dumont à la Porte de Paris en 2017 est assez savoureux au regard de ce qui s’est fait aujourd’hui – idem pour la critique concernant les objets et jeux installés place Jean-Jaurès.

Quant à l’argument – en défense – tardivement utilisé d’une référence au passé industriel de Saint-Denis pour justifier l’aqueduc-toboggan il ne trompera personne. Le concept est faible et c’est esthétiquement fort contestable car en définitive aussi convenu que la végétalisation annoncée est au raz des pâquerettes.

Sur cette place, au regard de son histoire, un geste contemporain aurait prolongé sa singularité. On pense à des travaux comme celui de Bruce Naumann, Square depression, à Münster en Allemagne ou celle plus contrainte comme le Miroir de Bar sur la place Reggio à Bar-le-Duc. Des villes se sont frottés à l’audace. Elle ne fut même pas envisagée ici. Point de décentrement de regards sur nos espaces. Point de surprise. Ni de volonté de qualité dans le choix du mobilier.

Point donc de poésie urbaine.

Les audaces, les confrontations architecturales entre passé et présent, historiquement, ne manquent pourtant pas à Saint-Denis. Il eut vraiment fallu s’en inspirer.

Square depression

Le miroir de Bar

Banc, place de la République à Metz

En ce jour d’inauguration, qu’on nous explique ce qu’il en est du lieu ? Que subsiste-t-il de l’historique, de l’identitaire, du relationnel et du symbolique ?

Inauguré par la brutalité de la décision, bodybuildé d’effets d’annonces, corseté de conformisme, c’est en définitive un projet grande gueule, petit-bras. Autrement dit tout ça pour ça !

Mais pour sûr, les enfants joueront.

PS : Le projet annonçait plus de 120 arbres. La dernière video de la municipalité avançait le chiffre de 300. Assurément le compte n’y est pas.