1983-2023. De la marche pour l’égalité… aux émeutes (seconde partie de notre entretien avec le sociologue Michel Kokoreff, professeur des universités à Paris 8 Vincennes-Saint-Denis)

, par Michel Ribay

A quelques heures de la deuxième édition des « Rencontres Nationales des Quartiers Populaires » qui se dérouleront le samedi 14 janvier à Epinay nous republions cet entretien avec le sociologue Michel Kokoreff paru le 17 décembre dernier à l’occasion du quarantième anniversaire de « La marche pour l’égalité et contre le racisme ». Elle a été célébrée par de nombreuses initiatives. La manifestation du 3 décembre dernier est intervenue dans un contexte particulier. L’été 2023 a connu à l’image de l’été 1983 des « émeutes urbaines » consécutives à des violences policières. D’abord circonscrites aux quartiers populaires des métropoles en 1983 et 2005, fait nouveau elles ont aussi touché des villes moyennes et petites l’été dernier. Discriminations territoriales, sociales, racisme, violences policières, inégalités. D’hier à aujourd’hui. Seconde partie de notre entretien avec le sociologue Michel Kokoreff, professeur des universités à Paris 8 Vincennes-Saint-Denis.

Le Blog de Saint-Denis - En 2013, interrogé par le Nouvel Obs, à l’occasion des 30 ans de la Marche, un des organisateurs, Djamel-Atallah, résume : « Notre Marche avait deux objectifs principaux : dénoncer et faire cesser les brutalités policières ; acquérir une égalité des droits et une reconnaissance citoyenne. Sur le premier point, on peut dire que les choses se sont améliorées. Même s’il y a encore des bavures et une certaine impunité d’une partie des policiers, ça n’a plus rien à voir avec les années 80. Mais sur le point principal, celui de l’égalité, on n’a pas avancé. On a même régressé dans certains domaines. » « A l’époque de la Marche, on vivait dans des quartiers certes construits à la va-vite pour les immigrés, mais il y avait du mélange : Algériens, Marocains, Portugais, Italiens… Mes copains d’école s’appelaient Manuel et Patrick. Et il n’y avait pas de problèmes, pas de tensions. Aujourd’hui, je passe dans certains quartiers et dans la cour de récréation, je vois que 90% des gamins sont noirs ou arabes. Notre combat pour le vivre-ensemble a échoué, la ghettoïsation s’est accentuée. Avant nous étions considérés comme pas vraiment français, comme des gens qui s’incrustaient. Aujourd’hui c’est pire, on nous considère comme l’ennemi intérieur, la cinquième colonne. » Ça ne s’est pas arrangé 10 ans plus tard ?!
Michel Kokoreff - C’est le moins que l’on puisse dire ! Et je suis d’accord, sans ouvrir cette boite de pandore, sur le constat d’une accentuation des logiques du ghetto – que ce soit de pauvres ou de riches d’ailleurs... Maintenant, le nombre de morts – y compris de très jeunes – a sans doute baissé, les policiers hésitent sans doute à dégainer et tuer, ce n’est plus la génération de la guerre d’Algérie, mais rien n’est réglé. Les psychanalystes parleraient d’un « retour du refoulé »… On n’a pas cessé ni de compter les morts, ni d’assister à l’explosion d’émeutes ayant à chaque fois les mêmes causes et les mêmes effets. On, a vu aussi comment la question dites des violences policières a traversé les mouvements sociaux depuis 2016, traduisant un déplacement des périphéries au centre. On y reviendra.
En revanche, la trajectoire sociale ascendante des enfants de l’immigration, qu’elle soit inter-générationnelle et intra-générationnelle, est un fait social indiscutable, comme l’a bien montré par exemple le sociologue Stéphane Beaud dans La France des Belhoumi (La Découverte, 2017). On cite souvent la figure des filles sur laquelle la pression familiale de la réussite scolaire, et donc sociale, a été la plus forte, avec un investissement particulier des mères ; mais ce processus se vérifie aussi pour les garçons. De sorte que l’on a assisté depuis les années 1990 à l’émergence d’une nouvelle petite classe moyenne, qui a notamment quitté les cités et habitent – parfois à proximité – dans des zones pavillonnaires. Un phénomène qui n’est en rien constitutif de ce que certains chercheurs ont nommé une « beurgeoisie » (autre terme malheureux et plein d’équivoque) mais observable plus généralement au sein des milieux populaires dont les membres se qualifient de « petits moyens », pour reprendre le titre de l’enquête de Marie Cartier et autres dans la banlieue pavillonnaire (La Découverte, 2008). Soit une strate intermédiaire entre le haut des classes populaires et le bas des classes moyennes. Ces « petites mobilités sociales » permettent de comprendre en partie du moins, comment s’est opéré un déplacement de la question du racisme à celle des discriminations (dans le logement, à l’école, dans le monde du travail, l’accès aux loisirs, et bien sûr dans les contrôles d’identité).

- Une réappropriation, celle qui consiste à se nommer soi-même a émergé avec force ces dernières années, celle de la personne racisée, est ce que cela témoigne d’une nouvelle séquence plus « politique » ?
M. K. - Plutôt que de voir dans ce processus le succès du modèle intégrationniste, ce changement de vocabulaire doit être rapporté, à mon sens, aux mobilisations militantes et à l’importation des courants post-coloniaux et décoloniaux en France. Je ne dirais pas au regard ce qui précède qu’il s’agit d’un moment plus « politique ». Car l’invisibilisation de l’histoire politique des immigrations disons post-coloniales est une constante depuis un siècle. Par contre, il me semble que les questions du racisme, des discriminations, de l’islam sont devenues extrêmement clivantes dans le champ politique, dans les partis et syndicats aussi bien que dans les collectivités territoriales, à gauche en particulier. Entre dramatisation et euphémisation, rejet et acceptation, il demeure une grande ambivalence des positions des acteurs et actrices. J’ajoute que la focalisation sur l’identité constitue un certain égard un piège redoutable. Non pas au regard d’un modèle universaliste sur lequel il faudrait s’arc-bouter et qui se verrait concurrencé par un modèle particulariste (de type anglo-saxon), mais parce que ces catégories peinent à rompre avec la logique des assignations, par définition imposées. Bien différente me semble être une analyse en termes d’identifications et d’expériences, laissant la porte ouverte à leur multiplicité selon les situations.

- Les mêmes événements semblent se répéter d’une façon immuable, interaction avec la police qui se termine mal, très mal, émeutes, mise en place d’une stratégie qui vise à « vider la rue », l’état d’urgence est décrété en 2005, militarisation croissante de la réponse de l’Etat (engagement du RAID, BRI en 2023, véhicules semi-blindées sur le terrain comme au moment des gilets jaunes), pas de mots d’ordre politiques explicites des émeutes et toujours aucun débouché politique…
M. K. - On a beaucoup parlé de « crise politique » ou « démocratique » au moment du passage par le 49.3 de la contre-réforme sur les retraites. Sauf que la dite « crise » est permanente et le discours de la crise un adjuvant. Les « défaites » s’accumulent. L’absentionnisme atteint des niveaux recours aux élections locales (de Saint-Denis à Vaulx-en-Velin et de Longwy à Marseille), le centre de gravité de l’espace politique oscille entre la droite extrême et l’extrême droite (et pas qu’en France, mais aussi en Hollande, on l’a vu tout récemment). La gauche de LFI serait devenue l’extrême-gauche à exclure de l’arc républicain… Ce n’est pas que le système semble continuer de fonctionner, ça non ! Il ne s’agit pas de dysfonctionnements (voyez l’école ou l’hôpital). Ça fuit de partout, mais les logiques de recouvrement (notamment médiatique) et le fatalisme social l’emportent. À la fragmentation sociale et urbaine et à la désertification de l’espace public (comme lieu de débats) vient répondre un mode de gouvernementalité libérale et autoritaire, c’est clair ! La catastrophe n’est pas à venir, c’est maintenant. Et s’en arracher demande une énergie folle et beaucoup de disponibilité (militants et activistes le vérifient chaque jour). Alors quoi ? Ça résiste ! (Et en France, notons-le sans chauvinisme, peut-être plus qu’ailleurs en Europe). Des Gilets jaunes aux émeutes, à chaque fois le pouvoir, les médias, les intellectuel.le.s sont débordés par l’événement impensé.

- Toujours pas de débouché politique, des discriminations toujours là, un recul des services publics dans les territoires populaires que des rapports parlementaires documentent et soulignent les uns après les autres (le dernier en date vient d’être rendu public et concernant le 93), tous les ingrédients sont toujours présents pour la prochaine émeute, les acteurs seraient-ils condamnés à une forme de surplace, une génération en remplaçant une autre, enfermée dans la formule de Flaubert, « Je ne comprends qu’une chose à la politique : la révolte » ?
M. K. – C’est un peu ça, oui. On ne sait pas où çà mène, quels sont les débouchés, mais la potentialité de révolte est énorme, sans qu’aucune formation politique ne puisse l’accompagner ni l’accaparer ni la contenir. En attendant, nous sommes bien dans un cycle post-fordiste qui se répète, de casse sociale et contestation sporadique sans bouleversements structurels.

- Dans ton ouvrage Diagonale de la rage tu traces un fil conducteur des premières mobilisations collectives contre les violences meurtrières subies par les immigrés et leurs enfants au début des années 1970 jusqu’à la révolte des Gilets jaunes à travers différents mouvements dans lesquels tu vois émerger une « conflictualité sociale » particulière. Laquelle ?
M.K. - Ce qui caractérise cette diagonale de la contestation, c’est d’abord son autonomie à l’égard des formes de représentation sociale et politique (partis et syndicats) qu’elles ne prennent pas en compte. C’étaient les « travailleurs immigrés », les « jeunes des cités », les « émeutiers » ; de même les Gilets jaunes « entravés » se réunissant sur les ronds-points des petites villes et villes moyennes, dont la tendance « dégagiste » n’est qu’une facette. C’est ensuite la politisation de la rage, affect mobilisateur central dans nombre de cas, qui constitue à mon sens le trait commun de ces luttes. La rage n’est pas le nihilisme ; elle n’est pas le préalable de la révolution, qui seule compterait. Collective, populaire, diffuse, elle explose au centre de l’espace politique et social, et non à ses marges. Voilà ce qui est particulier dans un contexte de radicalisation autoritaire du pouvoir en place. La rage des collages féministes, apparus lors de l’été 2019, en France, ou encore celle des soignants pendant la COVID, l’ont bien montré.

- Cet angle d’analyse semble confirmé par l’analyse de Marco Oberti (Sciences Po – CRIS) et Maela Guillaume Le Gall (Sciences Po – École Polytechnique) à partir d’une « caractéristique territoriale (petites et moyennes villes) et sociale (pauvreté, précarité et relégation) – plus de 73% des petites villes et plus de 91% des villes moyennes ayant connu des émeutes étaient aussi des lieux de rassemblement des gilets jaunes le 17 novembre 2018 [les] incite à établir un lien avec le mouvement des gilets jaunes. » Comment lis-tu ce rapport ?
M. K. - Cette enquête est, à ma connaissance, la première faite sur 2023. Venant compléter la socio-cartographie des émeutes de 2005 proposée par Marco Oberti et Hugues Lagrange, elle est d’une grande rigueur, contre-intuitive, et donc plus qu’utile. D’abord parce qu’elle distingue des moments différents (« le temps de l’émotion » et le « temps de l’insurrection »), qui évitent de tout mélanger (les affrontements et les pillages, par exemple) et permettent de spécifier 2023 par rapport à 2005 (le rôle des réseaux sociaux et l’esthétisation de l’émeute).
Ensuite, cette enquête s’appuyant sur des bases de données solides met en valeur deux logiques socio-territoriales (celles des grands villes et métropoles et celle des petites et moyennes villes). Ainsi, ces dernières (je cite) « ayant connu des émeutes se distinguent nettement des autres par leur profil social plus défavorisé (pauvreté, chômage, logement social, famille monoparentale), et le fait d’accueillir très majoritairement un quartier de la politique de la ville ». En conséquence, elle développe et étaye l’hypothèse d’un lien entre l’émeute de 2023 et le mouvement des Gilets jaunes, dans le passage que tu cites.
La cartographie publiée par Le Monde début juillet, laissait augurer, à titre intuitif, d’un tel rapprochement ; les auteurs le démontrent. La « vague » jaune a-t-elle joué le rôle d’une socialisation de la révolte ? Réponse des deux auteurs : « Les deux événements se rattachent à la délégitimation des institutions et de toutes formes classiques (y compris locales et associatives) d’encadrement, de régulation ou d’accompagnement de cette colère, qui prend des formes plus spontanées et plus violentes. De façon encore plus prononcée qu’en 2005, aucune organisation politique au sens large n’a été en mesure de porter et d’accompagner cette colère et cette révolte. » Inversement, l’enquête montre que ce ne sont pas nécessairement les mêmes villes contenant les dispositifs des quartiers politiques de la ville qui ont été touchées en 2005 et 2023. Ce qui questionne sur ce qu’y a été fait.
Au final, sous l’émeute de 2023, il y a la question sociale, ainsi que la ségrégation scolaire, « qui participe d’un fort sentiment de relégation scolaire nourri par des situations d’échec plus nombreuses », rappelle l’enquête. On a là un élément de réponse à la question : « Mais pourquoi détruisent-ils leur école ? »
Sous l’irrationnalité présumée de la violence de rue, il y a donc bien une logique sociale. Aux politiques d’en tirer les leçons. Si le gouvernement a choisi un remède pire que le mal, les collectivités territoriales, elles, et les acteurs de terrain en sont tout fait conscients. Mais entre ces deux niveaux, il y a comme un grand vide politique que les promesses d’un « grand débat » sont loin d’avoir comblées.

La première partie de l’entretien est à lire ici.

Un précédent entretien avec Michel Kokoreff « Emeutes à Saint-Denis en 2005 et en 2023. A dix huit ans d’écart, ce qui a changé, ce qui n’a pas changé » paru le 12 septembre dernier. A lire ici.

Jeudi 21 décembre, Projection et soirée-débat 20h à L’Ecran
Montage d’extraits de reportages, documentaires et d’archives de l’agence IM’Média, créée en 1983. Des séquences d’histoire des mouvements issus de l’immigration ou des quartiers populaires, qui retrace la continuité des luttes, entre espoirs et désillusions. Mémoire aussi des quartiers populaires avec les chansons des années Scopitone, celles des Amis d’Abdennbi, ou du groupe Carte de Séjour, Rachid Taha, la Caravane des quartiers avec la Mano Negra, LKJ…
Projection et soirée-débat avec Mogniss Abadallah et Christian Delorme, animé par Yasmina Bedar.

Sur le site de France Culture quatre épisodes de La série documentaire Charlène De Vargas, réalisée par Assia Veber accessibles ici.

“ 1983, les marcheurs de l’égalité ” ; un documentaire de Charlène De Vargas et Nina Robert à voir sur la plateforme France.TV