Financées par le Centre d’Analyse Stratégique, structure de recherche et de prospective dépendant du gouvernement, deux enquêtes sociologiques ont été menées en 2006 dans les villes d’Aulnay-sous-Bois et de Saint-Denis afin de tirer des enseignements des trois semaines d’émeutes. Nous avons souhaité – avec toute la prudence qui caractérise cette démarche –, tenter de dégager les différences, les similitudes voire les occurrences entre deux moments que près de deux décennies séparent.
Cet entretien, à quelques semaines des événements, ne vise bien entendu aucune exhaustivité et n’a pas mobilisé en amont la méthodologie rigoureuse d’une enquête sociologique. Pour autant la connaissance du terrain dionysien par Michel Kokoreff, enseignant-chercheur à Paris 8 depuis 2012, et dionysien lui-même, s’avère être plutôt un atout qu’un biais pour de premiers éléments de réflexion.
Une partie de ses réponses sont suivies d’extraits (en italiques) du rapport remis en 2006 ( [1]) (Le rapport est téléchargeable dans le portfolio).
De nombreux commentateurs ont souligné la jeunesse des participants, cela a été présenté comme un phénomène nouveau, pourtant votre étude soulignait déjà cet aspect. Que pouvez-vous nous dire à ce propos ? L’apparente nouveauté tient-elle à l’oubli de ce que furent les acteurs des émeutes de 2005 ou l’âge des participants a-t-il encore baissé ?
Michel Kokoreff – Peut-être faut-il commencer par dire que de façon générale que l’argument de la nouveauté de l’émeute urbaine ne tient pas : depuis la fin des années 1970 en France, elle s’inscrit dans le même script. A chaque fois, c’est le même événement déclencheur (la mort d’un jeune garçon descendant de l’immigration suite à une interaction violence avec la police ouverte par la hiérarchie et le ministre de l’Intérieur), les mêmes effets (émotion collective, dégradations et affrontements avec les forces de l’ordre, embrasement médiatique, marche blanche pour appeler au calme, promesses non-tenues des politiques) répondant aux mêmes causes structurelles (chômage, échec scolaire, ségrégation urbaine, racisme institutionnel) qui se cumulent. ( [2]) Ce qui a sans doute changé dans le discours, à gauche en particulier, c’est la reconnaissance de la dimension raciale de l’émeute et de la violence d’État incarnées par la police.
Après, effectivement, ce sont plutôt les « petits » qui font l’émeute. Cette catégorie renvoie à une hiérarchisation structurante dans les quartiers populaires distinguant dans l’occupation de l’espace public les « petits » et les « grands », sans parler des « anciens ». On peut les définir en termes d’âge et de génération, mais c’est bien plus. Les « petits » sont à la fois pris en charge et maintenus à distance, voire « mis à l’amende », « chiffonnés » par les « grands », qui bénéficient d’une autorité et d’une réputation en imposant, mais ont leurs limites aussi, sinon on accrédite la thèse policière des « caïds des cités » ou de la « loi du plus fort ». J’ajoute que cette différenciation dans la socialisation est genrée : elle vaut plutôt pour les garçons que pour les filles, peu souvent qualifiées de « grandes ». Dans sa thèse récente, Mickael Chelal a récemment décrit et analysé ces micro-différenciations dans les socialisations et les statuts ( [3]).
Notre enquête de 2006 montrait que les « petits » n’avaient rien – ou moins - à perdre dans l’émeute. Plus « DTR » – déterminés – NDLR, moins « contrôlables », ils sont aussi, contrairement aux idées reçues, moins impliqués dans les réseaux de trafics et la délinquance ; moins résignés aussi au plan moral, plus incontrôlables. S’ajoute bien sûr un puissant facteur d’identification avec la (les) victime(s) à l’origine de l’émeute, de Zyed et Bouna à Nahel, tous mineurs. Bref, cela pourrait être eux, car ils sont une cible policière privilégiée au quotidien.
Il semble que l’on retrouve cette caractéristique du rôle des « petits » en 2023. Ici ou là, ils se sont « formés » très vite à l’émeute, voire « professionnalisés ». Après, il ne s’agit pas de durcir ce constat. Localement, les émeutiers peuvent avoir des statuts et âges différents. Ainsi quelques observations à Saint-Denis en centre-ville indiquaient des petits groupes mobiles plus âgés, disons des 20-30 ans, des jeunes femmes aussi ; ils peuvent être déscolarisés à des titres divers ou pas, connus des services de police ou pas, etc. Dans les scènes de pillage, cette variation semble plus prononcée encore, mais c’est à vérifier.
Le script est donc toujours le même et les acteurs sont comparables. En revanche, tout le monde l’a noté, deux phénomènes entre 2005 et 2023 ont changé la donne. D’abord la vidéo de l’assassinat de Nahel, qui est devenue très vite virale, ne permettant pas de disqualifier ces révoltes des banlieues par un mensonge d’État, comme l’avait fait Sarkozy.
Ensuite, en 2005, on était encore au XXè siècle, les smart-phone étaient loin d’être aussi répandus qu’aujourd’hui, les médias sociaux également, le temps de connection des plus jeunes sans commune mesure. En 2023, ces outils de communication sont essentiels dans les sociabilités et la propagation des informations, images, récits ; ils le sont aussi dans la riposte des pouvoirs publics, en collaboration avec les opérateurs privés, à travers ce que j’appelle une police des réseaux.
Extraits du rapport.
« Deux éléments marquants sont apparus au cours de notre enquête auprès des jeunes des quartiers populaires de Saint-Denis : en premier lieu, la jeunesse des acteurs de ces événements (autour de 15 à 18 ans) et leur autonomisation vis-à-vis des plus âgés et des adultes durant ces émeutes ; autre élément marquant, le poids des contentieux locaux apparaît essentiel pour comprendre ce qui a pu se passer localement. »
« Les plus jeunes, ceux âgés autour de 14–20 ans, apparaissent beaucoup plus concernés par les émeutes de 2005. Pour la plupart encore scolarisés ou récemment sortis du système scolaire, ils n’ont pas la même perception, pas la même expérience sociale que leurs aînés, en particulier celle de la résignation. »
« En effet, l’idée que les plus jeunes sont, pour une partie d’entre-eux au moins, plus durs et de plus en plus défiants vis-à-vis de toute forme d’autorité, est très souvent revenue au cours de nos entretiens. »
Il a été souligné que l’écrasante majorité d’entre eux étaient inconnue des services de police et de justice, ce qui était aussi le cas en 2005. Que peut-on dire de nouveau sur ces éléments ?
M. K. – Même si je viens de l’utiliser, l’expression « connus des services de police » n’a aucun fondement juridique. Ca veut dire quoi ? Que telle patrouille de la BAC connaît de vue tel ou tel individu ou groupe, l’a déjà contrôlé ? C’est très subjectif et vague. On sait, statistiques à l’appui, ces contrôles systématiques et abusifs, en un mot discriminatoires. Il y aura sans doute des enquêtes dans les tribunaux pour mieux cerner le profil pénal des personnes interpellées en 2023. En 2005, il était plutôt contre-intuitif en terme d’intégration sociale (forte) et de casier judiciaire (vide). La blague dans les quartiers, c’est de dire que ceux qui se font attrapés courent moins vite…
Après, plus sérieusement, on voit bien que la remontée des statistiques officielles alimente très tôt le discours du pouvoir politique, par exemple, sur la dite « démission parentale ». Voilà aussi un discours ignoble et méprisant pour les familles. Il inverse les responsabilités : ce sont elles les coupables de ne pas tenir leurs enfants ; nullement la police, ni les pouvoirs publics ni les conditions de vie et de logement. C’est de la com. Le fétichisme du profil-type répond à une instrumentalisation du débat public dans les médias.
Extraits du rapport.
« Nous pouvons cerner, à travers les divers récits que nous avons pu recueillir, les profils de cette fraction de la jeunesse ayant pris part aux événements de novembre 2005 : des garçons âgés de 14 à 20 ans, scolarisés pour la plupart et, dans l’ensemble, n’ayant jamais eu affaire à la justice. »
– Les plus petits que toi, tu trouves qu’ils sont plus durs que ta génération ?
« Oui, par exemple, quand nous on avait leur âge, un grand il nous disait “Tais-toi” on se taisait. Maintenant, un grand il lui dit “Tais- toi !”, il va continuer à parler pour rien ».
– Pourquoi ?
« Ça change, mais je sais pas pourquoi... ».
« Aujourd’hui, on constate que les plus grands ont de plus en plus de mal à tenir les plus jeunes. Des grands nous disent aujourd’hui “mais les petits, on ne peut plus rien en faire”. On ne voyait pas ça il y plusieurs années. On a aujourd’hui dans les cités une nouvelle génération de mineurs que même les plus grands ont du mal à gérer ».
La participation aux événements semble être pour beaucoup une question d’opportunité, sans intention préalable, – au-delà d’un système de défense lors des comparutions – beaucoup ont évoqué leur présence sur les lieux des troubles par curiosité, leur participation « à chaud » par mimétisme ou par une forme de solidarité liée à « un sentiment d’appartenance » au quartier, à la cité. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce point ?
M. K. – Le sentiment d’appartenance au territoire de la cité ou du quartier, c’est ce qui reste quand les autres supports d’inscription sociale font défaut, que ce soit l’école ou le travail. Bien sûr, le sens du territoire a toujours été un élement constitutif de la culture ouvrière mais il est devenu prédominant du fait de la situation économique et du diorce de la gauche avec les cités. Il y a aussi à cette spatialisation un avantage tactique : la connaissance des coins et recoins de ce territoire inconnu des forces de l’ordre. Le mimétisme que vous évoquez fait partie, à mon sens, de reliquats de la Psychologie des foules de Gustave Le Bon datant du XIXè siècle sur la grégarité, la pré-conscience des hordes sauvages, tout ce discours en boucle sur les plateaux de télévision.
À la culture du travail définissant les positions sociales s’est substituée une culture du quartier, laquelle obéit à des logiques qui sont celles du ghetto : enfermement sur soi, forte interconnaissance, embrouilles, segmentation des groupes. J’ai, par exemple, toujours été frappé par la capacité d’un quartier X ou Y a suscité la parole, à être l’objet du discours des uns et des autres, avec par conséquent une dimension communautaire que l’on confond, à tort, avec une déviance (le « communautarisme », visé clairement dans la polémique sur l’abaya). La force des liens dans les quartiers, la solidarité qui y demeure très présente, sont un des moteurs de l’émeute, toujours spontanée.
Vous soulignez que lors de vos entretiens les émeutes sont apparues comme un moment explosif mais intelligible dans le cadre d’une continuité d’événements, ceux des violences policières que dénonçaient les participants. L’aspect de la continuité des violences et humiliations policières dans la perception des « émeutiers » en 2005 a été souligné. A-t-il une plus grande acuité aujourd’hui ?
M. K. – Dans bien des cas, localement, on constate en effet l’existence de contentieux avec la police antérieurs à l’émeute. C’était, par exemple, le cas, à Villiers-Le-Bel, en 2007, lors des six mois qui ont précédé l’émeute suite au choc mortel d’une voiture de police avec la mini-moto sur laquelle roulaient les deux « petits », Moushin et Laramy, 14 et 15 ans. Autre exemple récent : pourquoi la mort de Nahel dans les conditions que l’on connaît grâce à la vidéo a t-elle provoqué une émeute à Mantes-la-Jolie et Asnières-sur-Seine dès le premier soir ? Dans un cas, il existe un très ancien contentieux avec la mairie du temps de Pierre Bédier (ex-RPR) ; de même dans l’autre avec Manuel Aechlimann (idem, proche de Sarkozy), et aussi la police, sur fond de rixes entre bandes faisant parmi les « petits » des morts jamais élucidés – comme si tout le monde s’en foutait.
De façon plus générale, plus les relations entre les habitants des quartiers de la politique de la ville et les collectivités territoriales, les institutions (école, police, justice, travail social) sont positives (aides aux associations, embauches, médiations), moins il y a d’émeutes, toutes choses égales par ailleurs (taux de chômage, de logements sociaux, niveau scolaire) ; à l’inverse, plus ces relations sont mauvaises ou absentes, plus il y a probabilité d’émeutes. C’est ce qu’avait très bien montré Hugues Lagrange après 2005 ( [4]). Cette analyse est me semble-t-il une clé : « l’émeute de la mort » (en 2023 de Nahel) est alimentée (ou pas) par des dynamiques locales faite de respect ou de mépris mutuels, des contentieux (ou pas).
Souligner ces effets du contexte local, ce n’est nullement nier l’existence d’un problème plus général qui réside dans la dégradation constante depuis des décennies entre la population (et pas que les jeunes) et les différents services de police dans les quartiers populaires. Cette dégradation résulte d’une politique décidée en haut lieu visant à intervenir comme une armée d’occupation, pour faire du chiffre, reconquérir « les territoires perdus de la République », en imposant aux jeunes garçons dans la rue, et soi-disant faire du renseignement (avec une rentabilité pénale très faible en fait). Cela permet de comprendre un peu mieux pourquoi ici plutôt que là, et si vite.
Extraits du rapport.
« D’après les récits que nous avons recueillis, les groupes qui ont agi n’étaient pas nécessairement des groupes qui préexistaient, mais plutôt des agrégats d’interconnaissance qui se constituaient au gré des soirées et des « prises d’initiatives » de quelques-uns. Ainsi, un certain nombre de jeunes ont pu être présents, suivre les événements avec plus ou moins de distance, sans prendre concrètement part à la mise à feu de voitures ou à la dégradation du mobilier urbain. »
« Ne pas afficher une solidarité sur la base d’une reconnaissance mutuelle fait courir le risque d’une disqualification au sein même de cet espace. Cette logique, nous y reviendrons plus loin, peut en partie expliquer certains comportements au cours des émeutes de novembre 2005. »
« Mais cette confusion nous a permis de comprendre qu’il y avait un continuum d’événements violents au sein du quartier et, plus largement, sur la ville, qui rend assez difficile d’isoler novembre 2005 de son « avant » et de son « après ». Même si tous s’accordent pour dire qu’il s’agissait d’un moment paroxystique, il s’insère dans une certaine continuité. »
« Les rapports conflictuels avec la police sont très présents dans les récits qu’ils peuvent faire de leur quotidien. Les récits des contrôles répétés et des humiliations subies à cette occasion sont omniprésents dans chacune de nos conversations. Cette tension entre les jeunes et la police apparaît très vite centrale dans le rapport de ces jeunes à la société. »
En quelques décennies on est passé des « sauvageons » d’un ancien ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement au concept, si l’on peut appeler cela un concept, « d’ensauvagement de la société », de « décivilisation » dans les déclarations d’Emmanuel Macron. Cela dit quoi de la perception de notre société, et souvent des plus jeunes ?
M. K. – A chaque génération, depuis bien longtemps, on entend ce couplet. Hier « les Apaches », puis les « blousons noirs » et les « loubards », aujourd’hui « la racaille », ou pire, les « nuisibles ». Ce que cela dit ? Une société qui ne se soucie pas vraiment de sa jeunesse, ou qui l’appréhende en terme de dangerosité sociale. On a déjà oublié le prix payé avec les réformes de Blanquer et lors des confinements successifs. Bien sûr, dans des conditions différentes selon le milieu social, le lieu de résidence, etc. Mais ce n’est pas un hasard si les jeunes se sont fortement mobilisés contre la réforme des retraites à 64 ans avec le slogan : « Nous aussi on sera vieux ! ». Alors on lui propose quoi à cette jeunesse comme avenir ? De faire nation, la « start up nation » ? Ou encore une politique de l’habillement ? Misère de la politique.
Le sujet des violences policières est bien plus présent aujourd’hui dans le débat public et il fait l’objet de mobilisations récurrentes, entre autres autour du Comité Adama. Dans ce contexte, les conditions vous semblent-elles plus favorables à ce que ces derniers événements débouchent peu à peu sur une forme d’expression politique à savoir le renforcement des manifestations et un plus grand écho des revendications sur la question des violences policières ? Une manifestation sur le sujet est prévue le 23 septembre, va-t-elle à votre avis dépasser en nombre les habituels participants, et surtout va-t-on assister à une mobilisation où une partie des « émeutiers » sera là ?
M. K. – Ce que l’on appelle désormais non plus « bavures » ou « crimes racistes et sécuritaires » mais « violences policières » constitue à l’évidence un signifiant fédérateur des luttes depuis 2016, des quartiers populaires aux mouvements sociaux, et des Gilets jaunes aux Soulèvements de la terre. Cela n’a pas toujours été le cas dans le passé, donc il faut le souligner. Il ne s’agit pas pour autant d’un front de classe ni d’une convergence des luttes, mais plutôt un facteur de transversalité entre des mondes sociaux qui s’ignorent, il faut bien le dire, malgré des tentatives de convergences.
Cependant, ce signifiant fédérateur est sinon un piège, du moins une équation politique à résoudre. Au slogan beaucoup entendu depuis 2016 et discutable sur le fond « Tout le monde déteste la police », il me semble que « Police nationale, milice du capital » est de plus juste. Non seulement il contourne la riposte facile à droite de la « haine anti-flics », le camp contre camp, mais il fait le pont entre l’État (qui est proche mais fragile à l’ère globale) et l’économie (qui est lointaine mais déterminante, si on reste marxiste). Cela étant dit, je doute que les jeunes des quartiers populaires soient très présents le 23 septembre, voire même de l’intérêt même de cet événement (une manif de plus). On verra bien.
Extraits du rapport.
« Si les émeutiers de novembre 2005 sont porteurs d’une colère (« on a la rage »), le plus souvent ils ne parviennent pas à exprimer clairement des revendications sur le terrain social et politique. Dépourvus d’une parole, tant parce qu’ils n’ont pas les espaces où s’exprimer mais, plus encore, parce qu’ils ne disposent pas des moyens leur permettant de qualifier le malaise qu’ils ressentent, tout du moins de le transformer en revendication. Mais ils ne sont pas non plus totalement ignorants des formes d’expression politique qui les entourent (élus, militants associatifs) et perçoivent que ceux-ci ne parviennent pas à modifier en profondeur la situation de leur quartier.
Votre enquête a souligné la mobilisation en 2005 de différents acteurs dionysiens qui ont joué un rôle de médiateurs (élus, personnel municipal, militants syndicaux et politiques). La situation diffère ne serait-ce que par la durée toute limitée des derniers événements mais on a le sentiment que le contexte a considérablement changé sur ce point ?
M. K. – L’émeute de 2005 a duré près de trois semaines au plan national celle de 2023, six jours. Dans un cas, la présence des adultes, parents, militants, grands frères et grandes sœurs descendent dans la rue à Saint-Denis a été déterminante dans le fait que l’émeute a été relativement contenue (sans parler du fort déploiement des forces de l’ordre). Le face-à-face jeunes/police est par définition explosif, il ne peut que mener à une surenchère réciproque, du fait de la marginalisation des uns et du déficit de formation et d’encadrement de l’autre. Rétablir des médiations entre eux est donc capital ; ce qui suppose d’accepter le conflit, et non pas l’étouffer par une idéologie du dialogue ! Cela fait quarante ans que les sociologues le disent depuis l’enquête sur la galère de l’équipe de François Dubet ( [5]), mais c’est manifestement inaudible et pas tendance… En 2023, des habitants et militants locaux ont fait des maraudes, diffusé des informations juridiques, donné des numéros de téléphone de la legal team, accompagné des familles, assisté aux comparutions immédiates, pour ne pas laisser seuls les jeunes en colère et leurs proches, en particulier à Saint-Denis.
Une des premières mesures du Maire fraichement élu, Mathieu Hanotin, a été de rogner sur les effectifs municipaux pour faire des économies, de restreindre la politique de la jeunesse, de supprimer les médiateurs de nuit (remplacés par les G.E.P, qui ne servent à rien !) et d’armer – lourdement – la police municipale. On ne règle pas un problème social par une offre sécuritaire démultipliée. En juin, j’ai pu observer avec d’autres les agents de la Police municipale habillés en CRS patrouiller, courir, faire des interpellations. Cela n’a pas empêché les pillages dans le centre ville. Deux jours plus tard, vingt camions de CRS devant l’Hôtel de ville ont bien sûr calmé les esprits mais les dés étaient jetés : il n’y avait plus rien à faire. La réponse judiciaire « rapide, efficace, sévère », selon les mots de la circulaire du Garde des Sceaux, a fait le reste. 90 % des mis en examen a donné lieu à des condamnations à des peines de prison ferme ou avec sursis. L’ordre, l’ordre, l’ordre, comme le scandait Macron, a été rétabli. « Circulez y’a plus rien à voir ! ». Jusqu’au prochain drame, car rien n’est réglé sur le fond.
Extraits du rapport.
« Les événements de novembre 2005 à Saint-Denis ont été marqués par la mobilisation d’acteurs intermédiaires animés par une volonté de médiation. Ces mobilisations « font l’événement », autant qu’elles l’accompagnent ou en atténuent les formes. L’importance de ce rôle mérite d’être soulignée, et pas seulement en vertu de cette pacification immédiate, dans ses logiques, apports et limites. Ne serait-ce que parce que la spontanéité de ces conduites oblige à souligner leur enracinement, que les acteurs situent dans le prolongement d’engagements politiques, professionnels, parentaux et civiques. »
« C’est le cas, par exemple, d’une permanence d’aide aux victimes ad hoc à la Maison de la justice et du droit, et de l’organisation d’une politique d’indemnisation pour les propriétaires de véhicules incendiés qui ne seraient pas couverts par une assurance personnelle. Cette disposition ne sera que peu sollicitée par les intéressés, contactés à nouveau par courrier sur la base des plaintes enregistrées au commissariat. Par contre, la permanence reçoit « beaucoup de parents affolés, inquiets pour leurs enfants dont ils n’avaient pas de nouvelles depuis leur placement en garde à vue », rapporte le permanent. »
Ces condamnations interviennent après une litanie d’accusations sur la justice qui ferait preuve de laxisme. Tous les chiffres démontrent pourtant le contraire, le nombre de personnes sous mains de justice, la surpopulation des établissements, le recours croissant aux comparutions immédiates, l’instauration des peines plancher qui bien que supprimée a entrainé une augmentation du temps moyen d’incarcération, l’ouvrage, paru en 2017, Punir, de Didier Fassin bat en brèche, dès son avant-propos, cette idée de laxisme… On l’a d’ailleurs entendu ici à Saint-Denis de la part d’élus en charge de la tranquillité publique. Comment expliquer la persistance de ce discours ?
M. K. – Le discours sur le « laxisme » supposé de la justice est ancien. Il est contredit par la montée en puissance de la réponse pénale depuis les années 1990. Il s’agit d’un processus qui n’est pas propre à la France. Il a traversé les gouvernements sociaux-démocrates dans un contexte de crise de la souveraineté des États en proie à la globalisation. Si on prend simplement le contentieux de stupéfiants, qui est central dans la judiciarisation des problèmes sociaux et la vie sociale dans les cités en France, on constate depuis vingt ans, d’une part, une diminution des classements sans suite et des peines alternatives, et de l’autre, une forte augmentation des peines avec sursis ou ferme. Avec quels résultats ? Aucun, sinon une plus grande criminalisation des classes populaires et des populations descendants de l’immigration postcoloniale. L’offre s’adapte et se reconfigure, la demande explose. Ce discours est donc purement idéologique. Il est tenu par une droite dite « décomplexifiée » aussi bien que par une gauche dite « réaliste ».
C’est désormais le discours des syndicats majoritaires de la police nationale : « le problème de la police, c’est la justice ». En témoigne les jeunes arrêtés le soir et libérés le lendemain. Un de leurs arguments est la non-poursuite des violences subies par les personnes dépositaires de l’autorité publique. Or d’après des chiffres fournis par le ministère de la Justice, c’est tout le contraire. Le taux de réponse pénale était de 94,7 % de 2016 à 2018, et de 95 % en 2019. Et ajoutons : toujours bien au-dessus des autres types de violences. De 2008 à 2018, on est passé de 4415 condamnations en correctionnelle à 5840 condamnations.
Il faut croire que le discours sur le laxisme pénal est bien plus mobilisateur que celui sur les conditions de travail des fonctionnaires et la souffrance au travail que renseigne en particulier le taux de suicide.
Les émeutes de 2005, outre la présence sur le terrain d’acteurs de médiation, avaient donné lieu à des moments d’échanges, des réunions publiques, des conférences de presse des élus de Plaine Commune. Consécutif à l’appel lancé par l’Association des Maires de France, une seule « manifestation publique » s’est déroulée à Saint-Denis sur le parvis du centre administratif – incendié par une seule personne en détention provisoire (au moment de l’entretien. NDLR) – condamné depuis – où se sont réunis autour de 150 personnes, le président et des maires de Plaine Commune, le président du département, la présidente de la région Ile-de-France et les députés des deux circonscriptions. Dans les jours précédents la mairie de L’Ile Saint-Denis avait été incendiée lors d’une attaque de dizaines de personnes. Rien ne semble être envisagé pour la suite, la réunion de l’ensemble de l’arc politique semblant tenir lieu de seule réponse politique ? N’est-ce pas mettre d’une certaine façon la poussière sous le tapis ?
M. K. – Absolument. Et c’est à la fois un peu court et inquiétant. Ce qui l’est plus encore, c’est la rhétorique du pouvoir en place, passées l’émotion et l’empathie du premier jour. Le sujet fondamental, c’est la police comme service public et urbain, son rapport avec la population. Est-elle au service de cette dernière, ou bien en fait-elle un ennemi ? Une réforme de la police est-elle possible ? Faut-il la désarmer, au moins partiellement ? Disposer d’une agence de contrôle externe, qui ne soit pas juge et partie ? Exercer un contrôle démocratique, citoyen, renforcé ? On ne voit rien venir.
Ce que je trouve inquiétant, c’est cette double tendance, apparemment contradictoire : d’une part le statu quo de l’institution policière, qui ne peut ou ne veut rien changer dans son organisation, la formation des fonctionnaires, ses représentations et ses pratiques racialisées ; de l’autre, son autonomisation politique croissante via les syndicats majoritaires que sont Alliance Police Nationale et l’UNSA-Police, qui en sont en situation de co-gestion avec le ministère de l’Intérieur ( [6]).
Mais le sujet n’est pas que celui-là, autrement on reste dans l’impasse d’un cadrage strictement policier. Le sujet, c’est la politique de la ville. La rénovation urbaine a changé la physionomie de bien des cités. Parfait ; c’était plus que nécessaire. Pourtant, non seulement ces opérations sont encore loin du compte ici ou là, mais leur volet social fait défaut, faute de financements (les caisses sont vides, les priorités ailleurs). Principal acquis institutionnel de la crise des banlieues dans les années 1980, les « années Mitterrand », la politique de la ville a été l’objet d’un enterrement de premier classe, d’abord par Hollande au nom de l’égalité des territoires (en dépit des bonnes idées de son ministre sur « le pouvoir d’agir » des habitants et associations), ensuite par Macron en 2018 (mettant à la poubelle le rapport Borloo et méprisant son auteur), venu à Marseille pour faire son show et des effets d’annonce obscènes au regard de la réalité des violences liées aux trafics de drogues et de la misère sociale ici comme ailleurs.
Voilà un autre sujet en passant : l’usage de drogues. On a rappelé récemment que les Allemands s’apprêtaient à légaliser l’usage de cannabis en 2025. En France, le pouvoir et la classe politique s’arc-boutent depuis la loi de 1916 et celle en vigueur de 1970 sur le régime prohibitionniste. Or il a montré son inefficacité, les chiffres sur les taux de prévalence et la pénalisation de l’usage le montrent. On sait que 21 États aux Etats-Unis ont choisi de légaliser, le Canada également. Relancer le débat disons – pour ne pas inquiéter et éviter les malentendus – sur les expériences de « régulation » du marché des drogues ( [7]) serait une manière de desserrer l’effet tenaille des trafics et trafiquants sur les habitants, pris entre les dealers et la police. Mieux, en simplifiant : mettre au chômage les dealers et transférer les bénéfices en milliards de la « régulation » vers le social, la santé publique, la prévention et l’éducation. Mais c’est un tabou. Silence. Le gouvernement ne trouve rien de mieux que de pénaliser les consommateurs – et encore pas tous !
Le sujet, c’est encore le racisme systémique, dénoncé y compris par Le Défenseur des droits, Jacques Toubon, qui n’était pas un gauchiste ! La République n’a pas tenu, ne tient pas ses promesses. Ce n’est pas nouveau mais cela explique pour une large part l’expérience sociale des habitants des quartiers populaires racisés, assignés à une racialisation par le haut que les médias dominants entretiennent en toute conscience. Or, c’est de l’histoire, on est en France dans le déni. Au lieu de le reconnaître et de trouver des remèdes, on attaque les islamo-gauchistes, le wokisme, l’islam. Vieille stratégie de l’inversion et de la disqualification, qui ne peut manquer de provoquer ressentiment, défiance, colère… et émeutes régulièrement. Comment font nos voisins européens confrontés à des problèmes et situations comparables ? Peut-on s’inspirer des « bonnes pratiques » et mettre « l’exception française » de côté, ou bien sommes-nous condamnés au fascisme qui vient ? Grave question. Voilà où l’on en est.
Extraits du rapport.
« Des réunions publiques sont organisées par plusieurs canaux, plus ou moins institutionnels. Le dimanche 6 au matin, les maires de la communauté d’agglomération doublent une conférence de presse commune d’un débat citoyen : « une bonne dizaine de journalistes » et « près de deux cents mili- tants d’associations », personnels des services communaux et élus locaux sont présents 47. La scène se répète en mairie le surlendemain dans la soirée : une centaine de personnes répondent à l’appel du maire et du député. Le lundi 7, une réunion improvisée rassemble, à la Bourse du travail, un large collectif d’associations et de militants, militantes ou « simples habitants », actifs et actives dans la ville sans pour autant être membres d’une organisation quelle qu’elle soit, plus de deux cents personnes y passent une partie de la soirée. »
« Dès le 9 novembre, débute une série de débats planifiés dans les antennes jeunesse des treize quartiers de la ville. Les adjoints s’y rendent par binôme, selon leurs liens de représentation des quartiers et leurs disponibilités. « Sans avoir une organisation militaire, c’était plutôt la spontanéité de l’organisation, mais garantie par des années d’expérience de terrain, on a essayé très rapidement de lancer du débat et de la réflexion », explique ce directeur d’antenne. « Ils ont choisi les antennes jeunesse, donc nous on a été flattés [...]. Et c’était vraiment agréable de voir que le personnel politique de la ville était venu seul, c’est-à-dire sans cette idée de protection policière ou agents de sécurité, qui auraient pu ajouter encore au cliché selon lequel les jeunes sont dangereux ».
« Deux manifestations se succèdent le 10 novembre, à 30 minutes d’intervalle, devant le parvis de l’Hôtel de ville. La première, organisée par la municipalité, « a spontanément rassemblé 800 personnes, selon les organisateurs », rapporte Le Journal de Saint-Denis. « Non aux violences, non aux lois d’exception, adultes et jeunes, nous voulons l’égalité, la justice et le respect, Saint-Denis solidaire », clame la banderole plastifiée. »
On peut lire ici le témoignage de Bertie Ernault, directeur du service jeunesse en 2005 qui livre ses souvenirs et ses réflexions plus récentes.