Je me souviens d’un jeune animateur gonflé à bloc : « Echanger c’est commencer à se comprendre ». Le témoignage de Bertie Ernault, directeur de la jeunesse lors des émeutes de 2005

, par La Rédac’

Sollicité par le Blog de Saint-Denis, et afin d’enrichir, du point de vue d’un des acteurs directs des événements de novembre 2005, notre entretien avec le sociologue Michel Kokoreff, Bertie Ernault, directeur du service jeunesse à cette période, livre son témoignage, ses souvenirs et ses réflexions plus récentes. Le Blog de Saint-Denis poursuivra ce travail d’analyse à la fois rétrospectif, comparatif des événements de 2005 et 2023 avec d’autres témoignages et contributions. C’est l’occasion de rappeler que ce blog est un lieu d’expression ouvert à tous ceux qui souhaitent s’y exprimer.

En novembre 2005, je suis tout nouveau Directeur de la Jeunesse. Je viens de quitter, en septembre 2005, mes fonctions de Responsable des ludothèques municipales. A 42 ans, dont 23 ans d’activité comme agent public au service des Dionysiens, j’accède à de nouvelles et grandes responsabilités. L’orientation est de taille, il nous faut « passer d’une politique jeunesse portée par la seule Direction jeunesse à une politique jeunesse portée par l’ensemble des Directions Municipales. »

Ainsi, durant deux mois, je prends contact et me présente aux personnels de la Direction jeunesse, aux partenaires et collaborateurs. Je prends mes marques, m’approprie mon poste et mes fonctions.

Paradoxalement, je suis d’ores et déjà dans le grand bain. Mon arrivée a suscité un regain de mobilisation chez les personnels des Espaces jeunesse. Ces derniers revendiquent, fortement et à juste titre (de mon point de vue), leur titularisation et leur intégration dans la filière animation. Une autre partie du personnel doute fermement de ma légitimité à occuper le poste de Directeur de la Jeunesse. Les sceptiques le font savoir haut et fort. La pression est importante.

Les émeutes démarrent, le dispositif municipal se met en place

C’est dans ce contexte personnel, que des émeutes se déclenchent suite à la mort de Zyed et Bouna le 27 octobre. Zyed Benna et Bouna Traoré sont les deux adolescents mort électrocutés. Ils se sont cachés dans un poste électrique pour échapper à un contrôle de police. Ce drame survient quelques mois après plusieurs interventions policières dramatiques en Ile-de-France.

À Saint-Denis, dès les premiers jours de novembre, au sein de l’ensemble des établissements scolaires, lycées puis collèges, de nombreux jeunes, filles et garçons, se mobilisent de façon spontanée. Des manifestations d’hommage au deux jeunes victimes sont organisées. Elles démarrent en fin de matinée en partant des quartiers pour rejoindre la mairie.

Dès le début, le maire, Didier Paillard et Bally Bagayoko, maire-adjoint en charge de la Jeunesse requièrent la présence des professionnels de la jeunesse au sein de ces rassemblements. Il s’agit d’écouter, de dialoguer, de réguler, de sécuriser, d’évaluer la situation et de faire preuve de bienveillance à leurs égards.

Ce sera chose faite : une quarantaine de professionnels de la direction jeunesse est régulièrement présente et ils ont la satisfaction de retrouver de nombreux professionnels des différentes directions (Santé, Environnement, Démarche quartier, Police Municipale, Enfance, Sport...) venus prêtés main-forte. Ces professionnels prennent grand soin de laisser toute leur place aux manifestants et aux organisateurs originaires des lycées Paul Eluard et Suger notamment. Ils sont plusieurs centaines à l’occasion de la première, ces cortèges gonfleront au fur et à mesure de leurs répétitions. Pour atteindre plus d’un millier de participants. Durant ces manifestations une colère, sourde et tonitruante à la fois, s’exprime.

Le maillage territorial et une présence diurne et nocturne

Pour autant, hormis quelques provocations bénignes, il n’y aura pas d’affrontements notables avec les forces de l’ordre. Quelques vitrines commerciales attractives seront cassées et pillées. L’intervention des organisateurs conjuguée à celle des professionnels ont ralenti ces méfaits. Les rideaux de fer et mesures de protection des commerçants y ont mis fin.

Pour ma part entre difficultés internes, actualité brulante et dramatique, je commence à douter de mes compétences. Malgré le soutien de nombreux collègues, nous nous sentons mon équipe et moi bien seuls.
Des interrogations, des doutes qui cependant n’ont pas duré. Dès le 3 novembre, à la première heure à la demande du maire, une cellule de crise est organisée. L’ensemble des Directions Municipales est représenté. Il s’agit de faire le point sur les évènements tragiques, de prévenir et de se tenir, le plus possible, aux cotés de nos jeunes pour écouter, discuter, confronter, échanger, soutenir.

À cette fin est mis sur pied : autant de cellules de crise – huit –, qu’il y a de démarches quartiers sur Saint-Denis. L’ensemble des professionnels et partenaires présents sur ces lieux est invité à enrichir et à participer à cette organisation, une structure d’alerte et de suivi centralisée se réunit au moins tous les deux jours, et plus si nécessaire, en mairie. Pilotée par la Direction Générale, elle réunit les Directions et partenaires, club de prévention spécialisée, médiateurs concernés par la jeunesse. Elle fait le point, diffuse l’actualité et les alertes, alimente les différents territoires en renforts et dispositifs nécessaires, enfin elle coordonne l’ensemble.

Ce travail et les structures existantes nous ont permis, notamment d’organiser des veilles diurnes et nocturnes sur le territoire, afin d’aller à la rencontre de notre jeunesse. Tout ce qui prendrait la forme d’échanges, de confrontations, de rencontres réduirait d’autant l’expression de la violence.

Nous avons bénéficié de la qualité du service public et de son maillage territorial mis en place à Saint-Denis au fil du temps depuis l’après-guerre. Chaque centre de loisir, chaque groupe scolaire, chaque médiathèque, chaque Espace jeunesse ou Maison de quartier ; leurs ouvertures sur le quartier ; le niveau d’appropriation des lieux, la mémoire, les souvenirs ont certainement pesés très positivement dans la balance.

Les mères en première ligne

A cet égard, le travail réalisé par notre collègue et responsable associative Chantal Delahousse doit être souligné. Avec son aide, ce sont des dizaines de parents, en majorité des mères, qui ont été mobilisés. Ces femmes ont organisé et/ou intégré des dizaines de rencontres permettant aux mères de s’adresser à leurs enfants en grand groupe en dehors du foyer. « Si nous, si moi je comprends votre colère parce qu’elle est juste, casser n’est pas la solution » était le discours tenu.
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Ces échanges, souvent tendus ont été, pour autant, respectueux et bien vécus par l’ensemble des parties. Leur absence de formalisme et de jugement, leur temporalité et leurs localisations ainsi que le profil des participants y ont été pour beaucoup. Ils trouveront leurs prolongements plus formalisés au sein des Espaces jeunesse, pour l’occasion pleins à craquer. A cet endroit, je me souviens d’un jeune animateur gonflé à bloc : « Echanger c’est commencer à se comprendre ». Un ouah ! énorme et suivi d’un grand rire fut la réponse de l’assemblée.

Au final, après 15 jours d’émeutes sur le territoire français, Saint-Denis s’est avérée bien moins impactée que ses pairs à contexte avoisinant.

De mémoire, concernant les équipements publics, une médiathèque nouvellement ouverte sur le quartier Floréal et un préau d’école qui furent endommagés de façon significative. Personnalités politiques, journalistes et surtout sociologues s’accordèrent sur ce constat. Ces derniers en chercheront les raisons.

Bien évidemment, il n’y a aucune gloire à tirer du constat ci-dessus. Par contre en tirer les enseignements peut être utile à plus d’un titre, ne serait-ce que pour comprendre et mieux appréhender d’autres événements. Ainsi, la mobilisation de l’institution municipale et de ses fonctionnaires s’est avérée remarquable en cette période dramatique, comme au sein de nombreuses collectivités. Cependant ce n’est pas elle seule qui a fait la différence, loin s’en faut !

Un drame en mémoire, l’expérience de l’urgence

Durant ces 15 jours de mobilisation intense, de façon récurrente me revenait en mémoire la catastrophe de la rue Fraizier. Le 2 février 2001, un incendie volontaire avait fait 7 victimes dont 5 enfants. Cette nuit-là, en moins de temps qu’il le faut pour le dire, ce sont des dizaines d’agents qui c’étaient mobilisés pour accueillir les victimes et leurs proches à la Bourse du Travail. Durant plusieurs jours, nous avions accompagné, écoute, rassuré et beaucoup pleuré. Un souvenir terrifiant qui 22 ans après m’émeut toujours autant.

Aujourd’hui en écrivant cet article, je crois avoir trouvé un morceau de réponse. Durant les émeutes de 2005, sans que personne ne l’évoque ou le théorise, j’ai certainement ressenti combien le traitement de la catastrophe « Fraizier » avait impacté nos pratiques professionnelles dans le traitement des urgences.

Pour leur part, Les sociologues suite à leur étude, souligneront combien le maillage et les réseaux de service public construits au fil du temps ont pesé lourd et influencé l’ambiance dionysienne durant cette période d’émeutes. Pour sa part la municipalité se verra confortée dans ses orientations et les actions qui en découleront.

De nombreuses actions, dispositifs et « rites de passage » ( [1]), verront le jour. Co-construits avec les intéressés, ils viseront l’ensemble des domaines de la Jeunesse. Culture, insertion, autonomie, sport logement, sécurité, scolarité...

Faire avec ou tout seul

A cet endroit, je souhaite aussi souligner et imager, combien il est important de capitaliser sur l’expérience et la mémoire. « Afin que cela nous serve de leçon. ».

Dernièrement, peu coutumier d’intervention sur les réseaux sociaux, j’ai participé à un échange sur le traitement et l’accompagnement de l’évènement « Jeux Olympiques ».
D’entrée mon interlocuteur, membre de l’équipe municipale, affiche un satisfecit sur la construction d’une passerelle entre le quartier du Franc- Moisin et le Stade de France. J’attirais son attention sur l’absence d’implication des habitants et fonctionnaires dionysiens dans l’accompagnement de l’évènement planétaire. Mon expérience professionnelle de quarante deux ans au service des dionysiens m’a enseigné tout l’inverse. Pour toute réponse, j’ai eu droit à une négation de l’histoire de notre collectivité et à un anti-communisme primaire. J’ai coupé court face à ce contre-exemple.

L’exemple ci-dessus n’est pas anodin, il est à rapprocher du traitement qui a été mis en place lors des émeutes dernières, tout autant que des dernières dispositions relatives à l’accès au centre-ville des dionysiens ou l’annonce de la fusion Saint-Denis/Pierrefitte : une municipalité qui joue solo faisant fi des habitants et des techniciens territoriaux.

Les émeutes de juin et juillet 2023 se sont traduites par une agression sans précèdent contre l’institution municipale avec l’incendie de son centre administratif.

S’ajoutent, en peu de temps à cet incident grave, de nombreuses manifestations violentes sur l’ensemble du territoire. A cet endroit, il faut observer que l’autorité locale s’est privée du recours à la médiation et de l’implication nécessaire de la quasi-majorité de ses personnels. Le recours à la répression a été privilégié.

Cet évènement a mis en lumière une institution qui est passée d’une posture ouverte à une posture fermée. Une institution locale qui considère, aujourd’hui, dans les faits, que ses prédécesseurs ont donné trop de place à la jeunesse ; cette dernière n’ayant de cesse de revendiquer son rôle d’acteur au sein de la commune. Combien de temps nos jeunes habitants supporteront-ils d’être privés de leur part légitime de service public.

On peut lire ici l’entretien avec le sociologueMichel Kokoreff qui a conduit en 2006, suite aux émeutes de 2005, une enquête à Saint-Denis.

Notes

[1T’es Majeur, le Bal des collégiens, Atouts jeune, le Conseil Municipal des Jeunes, la Bourse étudiante, les délégués d’Espaces jeunesse, Festoche in the Garden, la Ligne 13. La totalité de ces outils ont vu le jour entre 2005 et 2016, hormis La Ligne 13. Ils ont été supprimés ou vidés de leur contenu par la nouvelle équipe municipale élue en 2020.