Bateaux-Lavoirs. Entre les engagements non tenus d’adjoints d’Anne Hidalgo et la passivité des élus dionysiens, histoire d’une expulsion.

, par Michel Ribay

L’expulsion intervenue le vendredi 28 avril aux Bateaux-Lavoirs a suscité de nombreux commentaires sur les réseaux sociaux. Passé le moment d’incompréhension et d’indignation légitime, il reste à comprendre comment et pourquoi, alors que le canal de Saint-Denis a été célébré comme un lieu majeur d’expression du street art et comme l’armature d’un « archipel de la culture » dionysien, ce lieu, dans le passé lavoir et séchoir à linge communal, siège d’ateliers d’artistes ces toutes dernières années est aujourd’hui un bâtiment muré. Récit d’un abandon et d’un gâchis.

Sans rentrer dans de trop nombreux détails, cette expulsion est assez illustrative de la situation que connaissent de nombreux artistes dans notre pays. Pour beaucoup dans une situation très précaire – combien arrivent à vivre de leur production artistique – ils sont contraints à mettre en œuvre des stratégies – fragiles – de survie économique. Survie économique d’autant plus difficile qu’outre leur lieu de vie, ils ont souvent besoin d’un lieu de travail, d’un atelier plus ou moins grand selon leurs pratiques.

En situation de précarité, ils le sont à l’image d’autres précaires, sans-papiers, mal-logés ou autres personnes vulnérables en butte à des pratiques qui, pour certaines relèvent des tribunaux, et pour d’autres, à tout le moins, insultent droiture et probité.

Payer, se taire ou… partir

C’est ainsi que nombre des artistes qui ont occupé des ateliers aux Bateaux-Lavoirs ont, pour certains, pendant des années payé un « loyer » sans que cela ne soit formalisé dans le cadre d’un bail les protégeant dans la durée du bon vouloir d’un « bailleur ». Sous-location qui ne disait pas son nom et qui mettait chacun dans une situation simple : payer pour continuer à créer, se taire ou partir. Etre possiblement viré du jour au lendemain tout en étant soumis au fil du temps à de possibles irruptions intempestives du « bailleur » dans les ateliers.

« Bailleur » soumis à un loyer tout à fait modique, le propriétaire des lieux, la ville de Paris, exigeant en contrepartie et dans un cadre contractuel – une autorisation d’occupation temporaire du domaine public fluvial de la ville de Paris sur la période du 1er janvier 2014 au 31 décembre 2017 – l’entretien des lieux et la réalisation de travaux.

A l’échéance de l’autorisation d’occupation temporaire, les travaux réalisés considérés comme tout à fait insuffisants, le propriétaire a reconduit celle-ci, en mai 2019, mais uniquement pour un an compte tenu de “ l’incertitude quant aux travaux nécessaires sur les bâtiments ” et « les conditions de la mise en concurrence nécessaire pour une autorisation de plusieurs années ».

Les élus parisiens découvrent « les artistes des Bateaux-Lavoirs »

Lors d’une réunion qui s’est tenue en septembre 2019 et à laquelle participent la ville de Saint-Denis, représentée par deux élues, les services des Canaux de Paris et ceux de Plaine Commune, il est demandé (dans la perspective des JO 2024 autour de la Culture et du canal) – aux occupants des lieux, “ le bailleur “ titulaire de l’autorisation d’occupation temporaire et un des artistes présent représentant ses alter ego – de construire un projet autour de l’événement planétaire.

Les relations entre « le bailleur » et le groupe d’artistes étant ce qu’elles sont, il s’avère très vite impossible de construire un projet sérieux, répondant aux attentes des commanditaires.

La crise sanitaire a explosé à la mi-mars 2020. Ce n’est donc pas la meilleure configuration pour construire un projet. Le secteur culturel est à l’arrêt. Les confinements s’enchainent, la crise dure et si le secteur bénéficie d’un soutien des autorités, c’est aussi la période où de multiples structures se sentent en danger et pas uniquement à cause du virus qui prolifère.

Mars et juin 2020. Les deux tours des élections municipales sont passés.

A Saint-Denis, changement de majorité. A la ville de Paris, propriétaire des lieux, les élus ont appris, à leur grande stupéfaction, que les Bateaux-Lavoirs sont occupés, investis par des artistes. C’est connu de tout Saint-Denis. La destination initiale accordée au « bailleur » était tout autre. Désordre.

Stupéfaite l’adjointe d’Anne Hidalgo, Carine Rolland l’est. En charge de la culture depuis août 2020 elle découvre l’existence d’artistes exerçant dans un bâtiment, patrimoine de la ville de Paris. L’élu en responsabilité des canaux, Dan Lert, lui-aussi adjoint d’Anne Hidalgo, découvre aussi la situation.

C’est donc avec de nouveaux interlocuteurs parisiens et à Saint-Denis avec Nadège Grosbois, adjointe à la Culture et au patrimoine et Bertrand Revol, adjoint en charge à l’époque de l’artisanat et des métiers d’art que les échanges ont dorénavant lieu.

Côté ville de Paris, c’est finalement avec une nouvelle association, celle constituée par les artistes occupant les lieux que le propriétaire entend conventionner, pour six mois à partir de juillet 2020, avec une autorisation temporaire d’occupation des lieux, le « bailleur » titulaire de l’autorisation précédente étant écarté.

Le secteur culturel alternatif entre précarité et Covid

Dans le pays, avec la crise sanitaire beaucoup de lieux culturels, d’associations, de collectifs craignent pour leur survie à court terme mais aussi, pour ceux qui tiendront le choc, pour leur pérennité. Ils se sentent grandement fragilisées déjà par la crise sanitaire mais aussi par l’attitude de nombreuses municipalités à leur égard.

Pour les Bateaux-Lavoirs la situation semble figée. Un diagnostic sécurité incendie est intervenu sur le bâtiment à la demande de la ville de Paris qui chiffre la mise en conformité à hauteur de 56 000 euros en trois séquences détaillées selon le degré d’urgence. Le même diagnostic souligne : « Bien que hors du cadre de notre mission, il a été constaté en divers lieux ce qui semblent relever de désordres d’ordre structurel, avec notamment la mise en place d’étaiements. » Et préconise « un diagnostic structurel du bâtiment afin de s’assurer de sa stabilité à froid. » qui sera mis en œuvre en décembre 2021.

L’association met en place un certain nombre de préconisations de sécurité incendie issues du diagnostic daté d’août 2020.
Le diagnostic chiffre à moins de 21 000 euros le montant des travaux à réaliser immédiatement et à court terme, le reste pouvant être effectué dans une phase ultérieure. 21 000 euros sont donc à financer. Si cette somme semble difficilement assumable par l’association des artistes, ils ont techniquement les moyens d’effectuer les travaux mais au vu de la réglementation cela s’avère impossible. La mise en conformité doit s’effectuer par une entreprise.
Les travaux à hauteur de 21 000 euros ne sont donc pas engagés ni par le propriétaire, la ville de Paris, ni par la ville de Saint-Denis.

Il ne se passe plus grand chose entre l’association et les autorités. Les choses n’avancent pas. Sentant la situation, leur avenir leur échapper, les artistes de l’association s’adjoignent les conseils d’un avocat.

De son côté la ville de Paris, à partir du 30 avril 2021 a saisi les tribunaux avec en ligne de mire une expulsion.

Les craintes de l’association étaient donc bien fondées et confirment les multiples inquiétudes dans les milieux culturels alternatifs dont rend compte un article paru dans Libération en mai 2021 intitulé « Les lieux artistiques alternatifs en marge forcée ». Les Bateaux-Lavoirs de Saint-Denis y sont cités parmi d’autres lieux menacés.

Mai 2021. C’est à cette période, le 31 mai, que le tribunal administratif de Montreuil saisi par la ville de Paris a statué et rendu un jugement d’expulsion à l’encontre de l’Association des artistes des Bateaux-Lavoirs ».

Le jugement évoque un caractère d’urgence, les occupants devant quitter les lieux sous 15 jours.

31 mai 2021– 28 avril 2023. Le temps du reniement et de l’inaction…

Le 17 juin 2021, le maire – que les artistes n’ont jamais pu rencontré – publie le texte suivant sur Facebook :

« Je me suis entretenu avec la Maire de Paris et son équipe suite à la décision de justice, sollicitée par les canaux de Paris, de mettre fin à la présence des artistes au sein du bateau-lavoir compte tenu de la dangerosité du bâtiment.
Nous sommes convenus que la procédure était suspendue jusqu’à ce que nous puissions trouver des solutions de relogement.
Mes adjoints Nadège Grosbois et Bertrand Revol ont reçu à ce titre une délégation d’artistes du bateau-lavoir.
Cette même délégation sera reçue, ce vendredi, par Carine Rolland, adjointe à la Maire de Paris en charge de la culture et Dan Lert, adjoint à la Maire de Paris en charge de la transition écologique, du plan climat, de l’eau et de l’énergie.
Nous travaillons de concert avec la ville de Paris, propriétaire du bâtiment, pour que les activités culturelles de ce lieu dionysien puissent se poursuivre. »

Dont acte. Les mois d’été passent. Le 3 septembre 2021, le services des Canaux relance les artistes en indiquant qu’ils souhaitent « récupérer les clés » et évoque la date du 15 juin 2021 comme celle d’un « départ volontaire » convenu.

L’association des artistes fait part en retour de sa surprise compte-tenu des propos tenus par Carine Rolland le 18 juin indiquant « qu’il ne pouvait y avoir d’expulsion sans solution de relogement. » et se retourne vers l’élue dont le directeur de cabinet indique par mail, le 21 septembre que « l’engagement politique pris par Carine Rolland reste ferme et nous ne souhaitons pas que qui que ce soit ait à partir sans qu’une solution de relogement soit identifiée. La directrice de cabinet de Dan Lert, qui nous lit en copie, partage cette même orientation et a autorité sur les services des Canaux pour faire le nécessaire ».

Depuis ces derniers échanges, sur les 3 artistes sur quinze qui ont retrouvés des ateliers 2 n’étaient que temporaires. Les autres ont du se replier vers des solutions de stockage et n’ont plus d’ateliers. Pour quatre d’entre eux tout leur travail reste muré.

Il s’est ainsi écoulé quasiment deux ans où suite à une décision de tribunal fondée sur l’urgence à quitter les lieux, ni la mairie de Paris, ni la ville de Saint-Denis n’ont contribué malgré leurs engagements, à un relogement des artistes ou à une première phase de travaux permettant de mettre les lieux en conformité. Seules les initiatives individuelles de Bertrand Revol ont permis le « sauvetage » – partiel et temporaire – de 3 artistes.

Constat : au vu des résultats on est amené à en conclure que les efforts déployés pour le relogement des artistes membres de l’association ont été inversement proportionnels dans la même période à ceux mis en œuvre au service de la communication de la candidature pour la Capitale européenne de la Culture. Rappelons que les deux premières phases de travaux prescrits par le diagnostic requéraient moins de 21 000 euros.
Comprenne qui pourra.

Le 28 avril 2023, jour de l’expulsion, tout le monde est présent. Les services nécessaires : la police nationale, les huissiers, les canaux de Paris, la police municipale. Les élus parisiens et dionysiens en charge de ce dossier sont absents. L’élue de Plaine Commune en charge des Tiers-lieux reste elle une illustre inconnue aux Bateaux-Lavoirs.
Comprenne qui pourra.

Pour l’expulsion, il aura fallu l’accord du maire de Saint-Denis, le même qui écrivait le 17 juin 2021 : « Nous sommes convenus que la procédure était suspendue jusqu’à ce que nous puissions trouver des solutions de relogement. »
En définitive comprenne qui pourra ce gâchis et les enseignements qu’il faut en tirer.

Un « archipel de la culture » imaginaire et déjà amputé

L’avenir du bâtiment et sa destination restent entre les mains de la ville de Paris et de celle de Saint-Denis. Que vont-ils en faire ?

A quelle échéance les travaux décrits comme nécessaires seront-ils entrepris ? Un appel à projet sera-t-il lancé pour la réactivation du lieu ? Un privé en fera-t-il l’acquisition (– un opérateur privé avait été invité par un élu dionysien à visiter le bâtiment –) ? A quelles conditions ?
Un partenariat public-privé sera-t-il mis en œuvre ? Pour quelle destination ?

Ou la puissance publique fera-t-elle prévaloir un intérêt public dans sa destination et la préservation de son intérêt patrimonial ? Quelle place sera donnée aux artistes ? Ceux qui l’occupaient ? A d’autres ? Dans quelles conditions ?

Quoiqu’il en soit de son avenir, c’est un désastreux bilan pour Plaine Commune, Territoire de la création et pour « l’archipel dionysien » de la culture.

Trois années sont passées depuis les premières alertes. Déjà en butte aux pratiques de leur « bailleur », les artistes auront affronté la Covid, le silence des autorités, les engagements d’élus non tenus et pour finir l’expulsion.

Il ne manquait plus que cela pour clore la séquence des Périféeries, mirage d’une capitale européenne de la Culture.

Comprenne qui pourra.

Article modifié le mercredi 2 mai à 14H55 :
Côté ville de Paris, c’est finalement avec une nouvelle association, celle constituée par les artistes occupant les lieux que le propriétaire entend conventionner, et non conventionne – comme indiqué précédemment – pour six mois à partir de juillet 2020, avec une autorisation temporaire d’occupation des lieux, le « bailleur » titulaire de l’autorisation précédente étant écarté. Nous ne savons pas si le projet de convention avec des amendements que nous avons consulté a finalement été signé. Ceci n’obère en rien les engagements de relogement pris par les élus de la ville de Paris en septembre 2021 vis à vis de l’association regroupant les artistes des Bateaux-Lavoirs.